La posture de l’ours
Traducteur, romancier et poète, Xavier Hanotte vient de publier Ours toujours, son cinquième roman. C’est l’occasion de survoler avec lui son œuvre et d’en souligner l’évolution, le renouvellement.
Ours toujours est proche de la fable, comme si vous aviez souhaité accentuer la distance narrative. Est-ce un choix de votre part ?
J’ai eu envie de provoquer une inversion de perspective. Précédemment, j’ai écrit des romans réalistes tendant vers le réalisme magique. Ici, je donne les prémices fantastiques à un développement réaliste. Mais je pense que comme Manière noire, qui tenait à la fois du psychologique, du fantastique, du polar et de la sociologie policière, mon dernier roman est à cheval sur plusieurs genres, une forme d’objet littéraire non identifié.
D’où vient cet intérêt littéraire pour l’ours ?
Tout roman qu’on raconte écarte toujours d’autres romans dans la mesure où l’on se refuse certains outils. Je suis depuis longtemps fasciné par cet animal auquel je m’identifie volontiers. Je me plais souvent à dire que je me vois comme un ours brun invité dans un banquet d’ours blancs. Y compris dans les milieux littéraires. J’ai été traducteur et c’est une école d’humilité qui évite de se prendre trop au sérieux. L’écriture reste pour moi une forme de traduction. Dans le même sens, je n’ai pas choisi de faire de l’écriture un métier et je ne le regrette pas.
Dans la tradition littéraire, la mise en scène des animaux auxquels on attribue le langage et des sentiments humains est souvent utilisée pour exprimer ce que les hommes ne parviennent pas à se dire en face. Est-ce vraiment le cas ici ?
Les ours que je mets en scène ne sont pas de vrais ours en ce qu’ils ont choisi de ressembler aux hommes, ne fût-ce que par leurs révoltes. Comme tous mes personnages, ils m’ont échappé après que j’en ai rassemblé les ingrédients. Mais ils sont en lisière de l’humanité, libres de rester dans le parc ou d’en sortir, ce qui les rend très proches de leurs gardiens mais leur permet un recul et fait d’eux des observateurs, posture dans laquelle je me reconnais assez bien. La distance donne le coup d’œil salutaire comme quand on retourne la jumelle et que l’on regarde par le gros bout.
Vos ours semblent sortir tout droit d’un monde passé, d’une société de gentilshommes au parler recherché et aux manières courtoises. Rien que leurs noms ont une tonalité désuète. Leur univers constitue-t-il une forme de paradis perdu ?
Il y a probablement une idéalisation qui rejoint le complexe insulaire dont parlait Daniel Defoe. Ces ours essaient d’être honnêtes hommes – au sens de la bibliothèque de l’honnête homme -, ce que nos contemporains essaient trop peu de faire. Leurs noms, leur érudition, leur humour et leur langage participent de cette distance, de ce même décalage. Ce qui m’intéresse, c’est de véhiculer des émotions, d’induire des questions. Un livre doit être une rencontre.
De Manière noire à Ours toujours, on est tenté de souligner l’évolution du récit vers plus de sobriété.
C’est exact. J’en suis arrivé à rédiger un texte proche du script de cinéma. Le narrateur s’exprimer à la première personne, ce qui limite le point de vue. Derrière la colline était rond. C’est une horloge, tout y est. Il ne faut pas l’ouvrir. À l’inverse, mes deux premiers romans sont des textes d’accompagnement de la réalité. Ils sont ouverts. Cette démarche de resserrement devrait connaitre une nouvelle étape avec la publication de nouvelles au cours de l’année 2005. Alors, j’aurai été au bout du processus et j’écrirai autre chose. Sans doute avec l’équipe de Manière noire dont les personnages ne demandent qu’à reprendre du service. Surtout Trientje, qui continue de fasciner de nombreux lecteurs. La dureté apparente de cette jeune femme masque sa vulnérabilité.
Thierry Detienne
Le roman
Xavier HANOTTE, Ours toujours, Belfond, 2005
Attention, un ours peut en cacher un autre ! Pour les touristes qui visitent la réserve des Grands Bruns, ils prennent nonchalamment la pose devant les objectifs et puisent dans le répertoire des scènes de la vie quotidienne des ursidés dont ils choisissent ensemble des épisodes. Le lundi, jour de relâche, ils rafistolent les équipements, ramassent les papiers gras, enfilent leurs habits, se dressent sur leurs pattes de derrière et devisent entre eux. Échappés tout droit d’on ne sait trop quelle société ancienne, ils ont aussi leurs révoltes : ils partent en croisade nocturne dans les bibliothèques contre cette fable de La Fontaine qui a fait de l’ours un « ignorant ami ». Quand ils ne pactisent pas avec des confrères voyageurs qui montent avec eux un commando pour détruire les installations d’un parc à thème menaçant leur existence paisible. Mais ne leur demandez pas de rejoindre vraiment la forêt : ils ont perdu l’agilité et l’odorat et ne se reconnaissent que peu de points communs avec leurs grognants frères sauvages dont ils redoutent la compagnie. Car la comédie a ses limites et rien ne vaut un bon repas pris ensemble au Bambou farci tenu par le compère panda après une virée avec la Fiat du gardien, histoire d’alimenter l’imagination des gendarmes. Et surtout, ils s’adonnent à la pratique des jeux de mots, au plaisir total du langage qu’ils déploient à grands coups de gueule comme leur plus belle conquête ravie aux humains qui en font pâle usage. Au pojnt que l’on se surprendra à envier ce petit monde isolé du temps et de la folie des hommes, juste le temps de nous perdre dans la douce fourrure brune. Mais il nous y renverra vite d’un coup de patte subtil… Ah, ces touristes littéraires ! Que ne seraient-ils pas prêts à faire pour oublier leur condition d’ours mal léchés ?
Thierry Detienne
Xavier Hanotte au présent
Xavier Hanotte figure évidemment dans le coffret DVD Littérature au présent. Cinquante et un, édité par la Maison d’à côté. Dans la notice autobiographique qui lui a été demandée, il écrit notamment :
Étrange situation : j’ai horreur de parler de moi alors que tous mes textes, peu ou prou, relèvent de l’autobiographie déguisée. […] Mais puisqu’il faut passer par là, je dirai que je suis né à Mont-sur-Marchienne, dans le Hainaut, en 1960. Que j’ai vécu ensuite pendant plus de vingt-cinq ans à la Hulpe, dans le Brabant wallon. Que j’ai à ce jour publié quelques romans, quelques nouvelles et quelques poèmes. Que j’éprouve beaucoup de difficultés à me dire écrivain (voilà, je l’ai quand même fait), sans doute parce que je suis entré en littérature par cette porte de service qu’est la traduction. Que si je ne vis pas de mon écriture et ne cherche pas à en vivre, l’écriture me fait pourtant vivre. Que beaucoup, moi-même aussi peut-être, cherchent à me classer sans vraiment y parvenir – il faut dire que je fais tout pour cela : j’ai commencé par commettre de ‘faux romans policiers’, puis de ‘faux romans historiques’ qui tous, à mon humble avis, sont de ‘vrais romans tout court’. Que je n’ai pas, en littérature, de plan de carrière. Que dans mes écrits – et peut-être même dans ma vie – les frontières entre réalité et fiction ne possèdent aucun caractère d’évidence.
Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°136 (2005)