Né en 1952, Yves Namur, dont le patronyme est identique à sa ville de naissance, est l’auteur d’une trentaine de livres, essentiellement de poésie. Académicien, médecin à temps plein, il est également éditeur des éditions Le Taillis Pré et anthologiste de renom. Passeur exceptionnel, toujours à l’écoute des autres, il est l’une des grandes voix de la poésie contemporaine. Une voix personnelle et discrète. Une voix qui sonde le réel et l’être dans une quête absolue, obstinée et vitale. Une parole rare.
Cette année est faste pour le poète namurois. Après avoir reçu le prestigieux prix Mallarmé de poésie fin 2012 pour La tristesse du figuier, plusieurs livres sortent en ce début d’année 2013 et non des moindres. Ils tombent à pic pour tous ceux qui ne le connaissent pas encore, ou trop peu. Deux anthologies conséquentes, l’une, Un poème avant les commencements, synthétisant la première partie de son œuvre et réunissant poèmes et recueils édités de 1975 à 1990, l’autre, Ce que j’ai peut-être fait, reprenant une sélection de poèmes de six recueils parus entre 1992 et 2012. Deux ouvrages de synthèse, différents et nécessaires, pour pénétrer dans l’œuvre d’un poète qui considère que le « cœur essentiel » de la poésie est qu’elle « restera toujours en mouvement, jamais achevée, toujours en quête de vérités »[1].
Les autres
Chez Yves Namur, ce sont les rencontres, qu’elles soient dans la vie réelle ou dans ses lectures, qui comptent par dessus tout et qui le nourrissent en permanence. Les êtres qu’il affectionne se retrouvent fréquemment dans ses textes, que ce soit sous forme de dédicace, de réponse ou de reprise de quelques vers. Une rencontre joue un rôle fondamental, celle de Cécile et André Miguel, à ses dix-huit ans, dans leur maison de Ligny. Régulièrement, il exprime son attachement pour ceux qui lui ont fait découvrir des auteurs qu’il n’aurait sans doute pas eu l’audace d’aborder seul et qui l’accompagnent depuis, chaque jour de sa vie. Il est un lecteur infatigable, attentif à ses amis poètes, en dialogue permanent avec eux. Parmi les auteurs qui l’ont le plus touché, citons, sans aucun doute, Hölderlin, Blanchot, Jabès, Celan, Renard, Bonnefoy et Rainer Maria Rilke. Une place à part est occupée par l’Argentin Roberto Juarroz2 qui demeure l’influence la plus essentielle dans la vie du poète, un « pilier de fondation »3 dans son travail.
Synthèses
L’anthologie Un poème avant les commencements regroupe une dizaine de ses premiers recueils et poèmes parus entre 1975 et 1990. Ces poèmes ouvrent et clôturent une période révolue dans l’œuvre d’Yves Namur. Il a fortement hésité à regrouper ces poèmes, longtemps enfouis dans ses tiroirs, en un livre, se posant la question : « Est-il nécessaire de montrer ses débuts, ses faiblesses, ses erreurs, des textes dans lesquels on ne se retrouve plus tout à fait ? ». Au final, il a pris la décision de les publier, ces textes faisant partie intégrante de sa quête et de son cheminement. Il n’y a pas à les renier ni à les soustraire au regard des autres. Même si le poète d’aujourd’hui se trouve loin d’eux, ils restent profondément liés à lui-même. Dans ces premières années d’écriture, l’intérêt du poète était porté essentiellement sur le choix des mots. Proche de l’écriture blanche, le recueil Le voyage en amont de ( ) vide illustre parfaitement les expériences langagières auxquelles il s’adonnait.
Dans la forme abrupte (le poème)
A la limite de, des,
De, des,
Est l’illisible, le lisible,
Echo de la voix (e) du silence et
De la mort (e)
(du corps) de4 .
Vécue comme « une réelle fracture », cette écriture était nécessaire pour maitriser la matière des mots. Tel un ébéniste ou un sculpteur, il apprenait à manier son outil, la langue française. Progressivement, les questions liées à l’existence et au monde sensible ont pris le dessus, laissant émerger une réflexion plus personnelle, plus proche de l’être et du monde réel. La publication du recueil Fragments de l’inachevée incarne ce tournant, le changement de direction s’ouvrant sur une autre pensée, « tournée cette fois vers l’homme, vers un dieu, fût-il « perdu » ou « terrible », vers l’autre et vers l’inespéré ».
Il y a tant à creuser
Et il y a tant à oublier.
Il y a tant à chercher
Et il y a tant à ne pas dire5.
La seconde anthologie, intitulée Ce que j’ai peut-être fait, est un choix de poèmes plus récents couvrant la période entre 1992 et 2012 aux éditions Lettres Vives. Elle est préfacée par le poète Lionel Ray qui identifie avec justesse quelques mots clés pour saisir tout l’intérêt de cette poésie : « creuser, chercher, questionner et traverser »6. Le titre de l’ouvrage fait directement référence au dernier recueil du poète La Tristesse du figuier et au vers de clôture emprunté à Guy Goffette « Ce que j’ai fait et comment je suis mort ». Toujours chez Yves Namur, il y a une filiation d’un livre à l’autre. L’ajout du peut-être nuance le propos, dit toute l’humilité nécessaire pour ceux qui écrivent sur l’intime de la vie, et sur les ruines des autres. Le peut-être est aussi un autre maître mot pour lire ses poèmes. Car tout est doute dans son univers.
À partir d’éléments concrets tels que la maison, l’abeille ou la rose, le poète cherche à dire inlassablement l’invisible dans le visible, le caché dans le réel, « l’entre-deux, le peut-être, l’incertain ». Sa plume est simple et discrète, tout en abordant des sujets profonds liés à la nature des êtres et au monde qui l’entoure. Sa voix est concise et brève, témoignant d’une écriture minutieuse et intense. Le tâtonnement, le doute, le questionnement sont les mécanismes du poète pour dire « le vrai visage des choses »7, ne fut-ce qu’un instant. Poésie de la pensée, Yves Namur aime l’idée qu’il écrit aussi une « pensée de la poésie ». Poésie pensante, métaphysique, méditative, sensible, spirituelle, sans être pour autant moralisatrice. Le poète est « celui qui peut », peut-être, « ouvrir à plus de réels ou à plus de réalités ». En quête du lieu de prédilection du poème, celui-ci est tantôt nommé « le réel absolu ou l’insoupçonné (l’inespéré d’Héraclite) », tantôt « le tiers secrètement inclus ». Les symboles sont ses matériaux. Le monde en est rempli, mais il reste à les déchiffrer, à saisir leurs possibles significations et interprétations multiples. Dès lors, sa parole poétique pousse des portes, sonde l’entrebâillement, traduit subrepticement des mystères intraduisibles, donne de l’espoir dans l’inespéré, laisse les mots se tisser dans cet imperceptible où l’on habite, et qui nous habite. Cette poésie a comme idéal les livres de sagesse où le silence et l’écoute en sont les deux ingrédients majeurs. Pour atteindre ce silence primordial, la source du poème, mais aussi de lui-même, de nous-mêmes, il doute toujours, frôle le vide, plonge dans l’obscurité, côtoie les ombres, se perd souvent. Et accède, malgré tout, presque par inadvertance, à cet équilibre subtil qui nous retient, tous.
Ces deux anthologies fournissent une vue d’ensemble éclairante de l’œuvre d’Yves Namur. Parmi les textes qui n’y sont pas repris, mentionnons cependant le recueil Trente-trois poèmes pour une petite cuisine bleue, paru en 1991 et enrichi en 2003 sous le titre La petite cuisine bleue. Objet singulier et atypique dans la bibliographie de l’auteur, il se démarque de son écriture habituelle. Eloge des nourritures terrestres, le ton léger et gourmand ravive nos papilles. Cet exercice de style traduit le goût de l’auteur pour la bonne cuisine, mais également une pensée plus profonde, celle de l’existence d’ « autres engagements possibles » que celui de la métaphysique. Cultiver les contraires, en référence à la philosophie présocratique, fait aussi partie de sa philosophie.
Passeur d’émotions
Engagé, Yves Namur milite pour faire connaître le « terreau » belge de la poésie, très riche, mais souvent mal ou peu représenté dans les anthologies françaises. Avec Liliane Wouters, il est l’auteur de l’anthologie Un siècle de femmes ainsi que Poètes aujourd’hui, un panorama de la poésie francophone de Belgique. Il a également composé La nouvelle poésie française de Belgique, une lecture de poètes nés après mai 68. Ouvrage conséquent (près de 600 pages), avec le risque assumé que certains auteurs aient déjà disparu de la scène littéraire à l’heure actuelle. Mais cela importe peu. Car, pour Yves Namur, « quels que soient les mouvements ou les écoles, la poésie mérite toujours d’être vécue et expérimentée »8. Yves Namur, c’est aussi un éditeur, Le Taillis Pré, qui existe depuis près de trente ans maintenant, du nom d’un charbonnage, terre « des gueules noires » dans la région de Charleroi. Il a commencé sur une photocopieuse, et nous propose aujourd’hui un catalogue de plus d’une centaine de titres. Le Taillis Pré, grande famille, abrite des recueils d’auteurs belges auquel il est resté fidèle tout au long de ces années. On y retrouve, entre autres, Hons, Izoard, Jones, Lambiotte (disparu récemment), Moreau, Mathy, Brogniet (responsable d’une nouvelle collection « Erotik »)… La part belle est également faite à la poésie étrangère et à des auteurs du monde entier, le plus souvent publié en version bilingue. Il y aussi la collection « Ha ! » avec Gérald Purnelle et Karel Logist, collection patrimoniale mettant en lumière des œuvres trop tôt tombées dans l’oubli. Quand on l’interroge sur ce point, il aime conclure par cette phrase d’Yves Bonnefoy « La poésie moderne est loin de ses demeures possibles », « J’aime l’Ouvert ! ».
Yves Namur, c’est aussi un écrivain qui inspire de nombreux artistes dans d’autres disciplines. En musique, le compositeur français Lucien Guérinel9 a créé et présenté Les sept portes au festival d’Aix-en-Provence en 1998. Il a réitéré l’expérience avec Avec l’heure pure et Un oiseau s’est posé sur tes lèvres10 encore inédit. Au cinéma Le Poète dit, Poet say a fait l’objet de plusieurs adaptions. Il y a aussi ces magnifiques livres d’artistes10 où se mêlent deux univers distincts, et où le texte acquiert une nouvelle dimension. Le texte ainsi visité, ou revisité, permet une recréation totale du poème, au bonheur d’un poète qui aime l’idée qu’une fois le texte écrit, ou peut-être écrit, celui-ci ne lui appartient plus.
Pour Yves Namur, « son souci essentiel c’est d’abord de vivre ! ». Les deux anthologies qui paraissent aujourd’hui posent les jalons solides d’une œuvre commencée il y a plus d’une trentaine d’années. Le voyage se poursuit. Peut-être prendra-t-il une autre direction. Mais ce qui compte avant tout, c’est que la route se poursuive. Qu’il questionne et nous questionne. Toujours plus loin. D’être et de rester du voyage.
Il nous suffirait de parler au poème
Avec des peut-être, des pourquoi
Ou des comment.
Il suffirait peut-être de cela,
Pour traverser les grandes apparences
Et marcher de l’autre côté.11
Mélanie Godin
[1] Extrait de l’anthologie d’Yves Namur, Un poème avant les commencements, un choix de poèmes parus ente 1975 et 1990, Le Taillis Pré, Châtelineau-Montréal, en coédition avec Le Noroît, 2013, p.342.
2Voir le Petit exercice d’admiration écrit par Yves Namur lui-même sur Roberto Juarroz, dans Le Carnet et les Instants n°175, janvier 2013.
3 Extrait d’un entretien avec André Ughetto, Sous le vif de l’être dans la revue Autre Sud, Marseille, juin 2004, n°25. Toutes les notes en italiques et entre guillemets à venir proviennent de cet entretien.
4 Extrait d’un poème du recueil Le voyage en amont de ( ) vide repris dans l’anthologie Un poème avant les commencements, Le Taillis Pré en coédition avec Le Noroît, Châtelineau-Montréal, 2013, p.223.
5 Extrait d’un poème du recueil Fragments de l’inachevée paru dans l’anthologie Ce que j’ai peut-être fait, Editions Lettres Vives, Castellare-di-Casinca, 2013, p.20.
6 Extrait de la préface de Lionel Ray, Le don de l’ombre, paru dans l’anthologie Ce que j’ai peut-être fait, op.cit., p.7.
7 Sur un texte d’ Yves Namur, Philippe Jones, Autour de Namur, Amay, Revue l’Arbre à Paroles, 2009, p.15.
8 Extrait de la préface La poésie et ses demeures possibles, La nouvelle poésie française de Belgique, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2009, p.14.
9 Une édition musicale est publiée et disponible aux Editions Jobert.
10 Une représentation exceptionnelle aura lieu le 11 juin 2013 au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris.
10 Citons les derniers parus, Une nuée d’ombres, éd. Bibliophile, avec Gabriel Belgeonne Tandem, 2012, Creuse-nous, éd. bibliophile, avec Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013 et Les mots, l’oubli, éd. Bibliophile, avec Wanda Mihuleac, éditions Transignum, Paris, 2013.
11 Extrait d’un poème du recueil Figures du très obscur paru dans l’anthologie Ce que j’ai peut-être fait, op.cit., p.43.
Yves NAMUR, Ce que j’ai peut-être fait, un choix de poèmes, Préface de Lionel Ray, Castellare-di-Casinca, Editions Lettres Vives, 2013, 121 p.
Yves NAMUR, Un poème avant les commencements, un choix de poèmes parus entre 1975 et 1990, Châtelineau-Montréal, Le Taillis Pré, , en coédition avec Le Noroît, 2013, 354 p., 25 €
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)