Edmond Picard, un bourgeois socialiste et antisémite en son temps
Paul ARON et Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Edmond Picard. Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle. Essai d’histoire culturelle, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, coll. « Thèses & Essais », 2014
Comme lecteur, il est des livres dont on apprécie la lecture, au point d’en sortir bouleversé. D’autres qui nous ont rebuté, et beaucoup d’autres encore qui au final nous indiffèrent et dont on ne gardera rien, ni même le titre ou l’auteur. Et parfois, il en existe qui échappent à l’un de ces tiroirs. Lorsqu’on est à la fois lecteur et chroniqueur, ces livres-là ne sont pas simples à aborder. Tel est le cas, avec la somme que consacrent Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, à l’un des personnages les plus en vue de son temps, soit la fin du XIXe siècle et l’entame du XXe : Edmond Picard, né rue des Minimes à Bruxelles en 1836, et mort en 1924 dans sa propriété de Dave, près de Namur.
Lire un ouvrage sur Picard n’est en effet pas une sinécure, tant il est difficile de témoigner d’un peu d’empathie pour le personnage. Mais en plus de trois cents pages abondamment documentées, nourries d’archives personnelles et de documents peu connus, d’articles de journaux, de relecture de livres publiés, et d’échanges de correspondance, les deux chercheurs de l’ULB nous donnent à lire davantage qu’une biographie de cet homme par bien des aspects détestable, et cependant écrivain, juriste, avocat, sénateur du Parti ouvrier belge, fondateur en 1881 de la revue L’Art moderne, soutien attentif puis critique des écrivains de La Jeune Belgique, collectionneur et mécène. Ils nous offrent la traversée en coupe d’une époque et d’une histoire sociale, où se détache la figure complexe, mais néanmoins assez bien intégrée en son milieu, d’un homme qui fut à la fois socialiste et propagateur d’un antisémitisme virulent, défenseur des droits des ouvriers et profondément raciste, jeune marin avant d’être bourgeois aisé, homme de droit consulté par Léopold II et m’as-tu-vu tapageur, aux nombreuses maîtresses, dans les salons à la mode. Les deux auteurs affichent d’emblée un point de vue très net : « La vie de Picard est métonymique : elle est une partie d’un ensemble plus vaste, celle d’une bourgeoisie cultivée qui a conquis les moyens d’être elle-même. (…) En lui, toutes les tensions d’une époque sont réunies et s’entrechoquent. Leur bruit se fait entendre de nos jours encore, comme la basse continue d’un moment historique dont nous ne sommes pas sortis.»
Là se trouve sans doute la pierre angulaire de cet ouvrage, qui nous permet d’appréhender, y compris dans ses aspects les plus nauséabonds et extrémistes, ce qu’il était permis de dire et d’écrire à cette époque en Belgique sur l’Europe et « la race aryenne » qu’il s’agissait de sauver d’une soit disant menace sémitique ; ou encore sur la colonisation de « la Congolie », que le bourgeois socialiste Picard découvre de visu en 1896. Il décrit sans faux-fuyant la brutalité toute-puissante de l’esclavagisme domestique des Belges, ayant remplacé l’esclavagisme des Arabes… tout en laissant apparaître un racisme mâtiné de mépris et de paternalisme à l’égard des « populations natives ». Les idées antisémites de Picard, qui disposa d’une grande liberté pour les diffuser, n’enrayèrent pas les relations étroites qu’il entretenait avec de nombreux écrivains de l’époque, comme Verhaeren ou Maeterlinck, et ses positions antidreyfusardes étaient connues en Belgique, où, au contraire de bien d’autres, il refusa de signer une lettre de soutien en faveur de Zola. Elles finirent cependant par lui nuire, principalement auprès de ses amis politiques, et, après sa mort, elles contribuèrent à le faire assez vite tomber dans un oubli… souhaité par beaucoup.
On ne peut toutefois occulter, dans le domaine de ce qu’on appelle aujourd’hui la vie culturelle, le rôle pour le moins novateur, dynamique, enthousiaste, et rassembleur, que Picard assuma avec ses amis tout au long de son existence. De là sans doute notre malaise. Si l’homme peut encore nous intéresser aujourd’hui, c’est par la place qu’il occupa dans l’histoire des beaux-arts, au cœur des courants d’avant-garde littéraires, musicaux et artistiques : on ne cherchera pas l’écrivain ou le dramaturge, assez médiocre, mais l’homme d’action, qui fait le lien entre le « Cercle des XX » et « La Libre Esthétique », l’hebdomadaire L’Art moderne – qui parut sans discontinuer chaque dimanche durant trente ans ! –, la Maison d’Art à Bruxelles, où seront exposées les œuvres de Rodin, ou la fondation de la Libre Académie, en parallèle à celle des frères Goncourt, et contre l’Académie royale de Belgique, « mauvais pastiche doctrinaire d’une institution française routinière et surannée. »
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°181 (2014)