L’arpenteur lumineux
Albert AYGUESPARSE, Œuvre poétique (1923 – 1992), préface de J-L. Wauthier, L’Arbre à paroles, 1994
Parmi les exploits non repris dans le Guinness Book, il y a celui qui consiste à arpenter d’un bout à l’autre un siècle plein de fureur et de bru» sans perdre son sourire, ni aliéner son souffle, ni désespérer de l’homme. C’est le cas d’Albert Ayguesparse. Ceux qui le connaissent peuvent en témoigner, les autres le découvriront dans les quelque quatre cents pages de son Œuvre poétique, quatre cents pages bourrées d’explosifs, de cris d’amour, de fougueuses tendresses. De L’aube heureuse rit flair au sommet des maisons, premiers vers retenu ici, à la lumière d’un sourire oublié qui clôt momentanément l’œuvre, c’est toute une vie en poésie qui défile, son chant heureux ou déchiré qu’on entend, et le questionnement sans cesse d’un homme qui n’a jamais voulu s’en laisser conter par personne. Engagé avant-guerre aux côtés de la classe ouvrière, Ayguesparse-le-révolté a donné dans la poésie militante. Mais sa ferveur, sa sensibilité, son sens du rythme, la force de ses images ont su le préserver souvent de la rhétorique et du galimatias où de plus grands que lui sont tombés. Car son lyrisme jamais ne l’égaré au point d’oublier l’homme :
Une goutte de sang
une goutte de vie
vous me direz que ce n’est pas la mer à boire
et le monde entier y perd pied
Les désillusions viennent à l’approche du grand carnage, et le ton change, et le regard du poète sur le monde alentour qui court à sa ruine. La rosée sur les mains (1938) montre un Ayguesparse plus près des choses que des grandes idées. Quelque chose en lui sourdement se défait, se délire. Il prend ses distances avec son engagement d’hier, sans pour autant renier sa révolte, et redescend en lui-même.
La remontée poétique prendra vingt ans pendant lesquelles il écrit des romans. En 1957 parait dans tout son éclat Le Vin noir de Cahors. Un grand cru. Mûri par l’expérience de l’horreur et de l’exil, soutenu par l’amour qu’il voue à la femme aimée (II a suffi d’un regard pour peupler mon ciel vide / Et dit poids de ton épaule pour me savoir sauvé), Ayguesparse s’affirme maître de son chant et de son souffle. L’élégie supplante les clameurs révoltées, l’aube sort de la nuit, l’amour est la dernière raison de vivre. D’écrire. Voici la rime revivifiée et le mètre classique dans toute sa splendeur. Moderne, oui, car les poèmes d’amour ont toujours raison, qui nous dépassent. La colère qui n’a pas désarmé au cœur du poète s’exprime désormais avec moins de candeur, plus d’ironie (cf. Un peu de poésie n ‘a jamais fait de mal à personne) car le poète a trouvé Les Armes de la guérison pour renaître à la douce vie plus douce/à mesure qu’on vit et saluer le jour qui naît. Voici le temps de la mémoire, du retour à l’enfance, du débat intérieur.
Le grand âge venu et toutes les défaites, il est trop tard pour faire le compte, trop loin de la nature tourmentée du poète pour s’installer dans la résignation.
Même si tout est perdu, j’appelle et je frappe. Même si tout est vain, je refuse de tricher à l’atroce jeu de la vie. Même si je n’espère plus, je combats toujours pour l’homme humilié contre le seigneur, pour le monde réel contre la terre promise, pour l’amour contre l’imposture A l’âge où tant d’écrivains ne font plus que se répéter. Albert Ayguesparse nous fait la surprise de se renouveler. Alternant le vers et le poème en prose, il donne dans ses dernières publications la mesure de ses ressources. Dans un style précis, sans bavures, mais où l’exubérance et la saveur ont leur part, il continue, inquiet, de traquer les démons de l’homme, de chercher un sens à la vie et de rassembler les signes autour de lui qui annoncent l’aurore je ne demande plus à l’homme de se sauver
(…)
mais de me faire entendre entre mille autres
enrouée de repentirs la seule voix du futur
Guy Goffette
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)