C’est en 1923 qu’Albert Ayguesparse fait paraitre son premier recueil de poèmes, Neuf offrandes claires. Septante ans plus tard, il publie aux éditions L’arbre à paroles un volume de textes récents, La traversée des âges, tandis que ses amis lui offrent un livre d’hommage, qui sort au Pré aux sources. Septante ans de noces avec la poésie mais aussi avec Rachel, la dédicataire de nombre de ses ouvrages, qui l’accompagne depuis toujours dans son activité littéraire en dactylographiant ses textes. Elle est présente encore quand le poète nous reçoit…
Le Carnet et les Instants : Quand on aborde un homme qui écrit depuis septante ans, on ne sait trop par où commencer l’entretien.
Albert Ayguesparse : J’écris depuis plus longtemps encore, en réalité. Au départ, j’avais seize ou dix-sept ans, j’ai écrit des textes à la manière de Mallarmé. Mais c’était un peu scolaire, des exercices de débutant. Puis à la bibliothèque communale, on m’a passé des textes de Rimbaud. Ça a été l’illumination…
Dans Les armes de la guérison, un recueil de 1973, vous dites « la seule vie à refaire est la vie rêvée ». N’est-ce pas un peu paradoxal pour un homme qui n’a jamais cessé de se coltiner au monde et à ses réalités ?
J’ai eu une belle vie. J’ai évité beaucoup de pièges, y compris les plus terribles, comme ceux de la Gestapo (j’avais milité dans la presse antirexiste avant la guerre ; j’avais créé avec Plisnier le groupe des écrivains de gauche)… Comme instituteur, j’ai été mis à la retraite en 1952, après une carrière complète de 33 ans d’enseignement. Ma vie ne m’a apporté aucune déception profonde. Mais on rêve toujours d’une autre vie que celle qu’on a. Ce n’est pas de la déception, juste une certaine philosophie.
Dans La traversée des âges, vous parlez de ces « questions interdites pour soudoyer la mort ». Vous pratiquez la poésie comme une connaissance de vous-même ?
Ma poésie est surtout spontanée. Le roman exige la maitrise de beaucoup d’éléments, du travail continu, un espace de temps plus large. Tandis que je peux faire un poème en me mettant à ma table, et m’abandonner à l’inspiration. Dans le poème dont vous parlez, les questions sont interdites parce qu’il ne faut pas provoquer la mort ; je suis un peu superstitieux.
Et dans cette spontanéité, vous adoptez souvent une sorte d’alexandrin libre, qui semble coller parfaitement à votre lyrisme.
Dans Le vin noir de Cahors, j’ai écrit des poèmes en alexandrins classiques, rimés, mais on ne doit pas être asservi à une forme. Le risque de l’alexandrin, c’est le ronron. Il faut prendre garde de l’éviter.
Votre longue vie de retraité de l’enseignement se confond presque tout entière avec une seconde existence, celle de la revue Marginales.
C’est presque à mon corps défendant que j’ai fait cette revue, après en avoir créé beaucoup d’autres, puisqu’au départ c’est un groupe d’étudiants de l’ULB qui désirait se lancer dans l’aventure. En 1945, le papier était rare, il fallait une licence pour en obtenir. Ces étudiants avaient la licence et un titre tout prêt : Marginales. Au cours d’une manifestation du 1er mai, un ami me propose : si nous fondions une revue. Je lui ai suggéré d’unir nos efforts avec ces étudiants, qui très vite se sont dispersés. Moi, je suis resté sur le bateau, jusqu’au dernier numéro, en 1991. Je me suis occupé d’un peu tout. La revue m’a permis de rencontrer beaucoup de monde, de publier les premiers textes de jeunes auteurs. Ma femme assurait la correction des épreuves. C’est une correctrice étonnante. Elle voit des fautes même sur une page blanche. Ou bien, comme nous travaillions souvent tard le soir, il lui arrivait de taper tout en s’endormant les textes que je lui dictais. Mais sans faire de fautes !
Vous-même, vous considérez-vous comme un marginal ?
Pas du tout. Je n’ai même pas le genre bohème. Je suis plutôt conformiste. C’est un peu l’enseignement qui fait ça. On garde des habitudes, par exemple celle du commandement, qui ne permet pas de réponse évasive.
Parallèlement à cette aventure éditoriale, vous avez continué à écrire, beaucoup. Quel temps consacrez-vous à votre travail d’écrivain ?
Quand j’ai quitté l’enseignement, j’ai pu commencer à écrire pendant les belles heures de la journée. Avant cela, je travaillais très tôt le matin, le jeudi après-midi et pendant les six semaines que duraient les grandes vacances.
Parmi vos élèves, y en a-t-il qui sont devenus écrivains ?
Oui, Hubert Nyssen, Fernand Verhesen…
Si on vous demande de réciter un poème par cœur, quels sont les premiers vers qui vous viennent à l’esprit ?
« Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change / Le poète suscite avec un glaive nu / Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu / Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! »
(C’est en réalité le sonnet entier de Mallarmé qu’Albert Ayguesparse récite de mémoire. Un exercice que Rachel Ayguesparse commente en disant : « Mais que ce vers est mauvais ! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief. Pourquoi donc a-t-il mis avec ? » Et l’on sent qu’entre les époux, sur ce vers du Tombeau d’Edgar Allan Poe, le contentieux dure depuis longtemps.)
Carmelo Virone
Témoignages et portraits
Une photographie prise à l’époque du front littéraire de gauche (1935-1937) révèle à mes yeux étonnés le mystère de cette vie intense et fraternelle qui fut celle des écrivains et des poètes, unis contre le fascisme autour de la figure forte de Charles Plisnier. On peut y voir mon père, René Meurant, juché sur les épaules de celui-ci. Il jubile et rêve déjà de géants. Albert Ayguesparse, à l’extrême droite de la photo, sourit avec sérénité.
Cette image cristallise, mieux que tout autre discours, ce coude à coude, ce mouvement vrai bien que parfois naïf vers une vie généreuse ; cette résistance par les actes et par les mots à la montée du nazisme.
Les chœurs parlés du Théâtre Rouge, Magie du capitalisme d’Ayguesparse ainsi que son roman La main morte manifestent la même foi, la même éloquence que cet Hymne aux morts d’Autriche que publia mon père en ces temps où les intellectuels osaient prendre la parole devant tous, au nom des plus faibles.
Les témoignages et les portraits réunis par Luc Norin et Jean-Luc Wauthier, comme la photographie évoquée, participent de cette chaleur empreinte de simplicité. Ils permettent de saisir, de façon lucide, la démarche et la figure de ce témoin toujours alerte qu’est Albert Ayguesparse, à travers ses multiples activités de poète, de romancier, d’éditeur de revues. Ils donnent l’envie pressante de (re)découvrir son œuvre. Pour preuve, je voudrais en citer quelques passages.
L’ayguesparse vu par Liliane Wouters :
Petit, l’œil vif, conservant dans l’âge avancé une souplesse peu ordinaire, l’ayguesparse n’hiberne pas. L’hiver le voit d’ailleurs extrêmement productif. C’est que, sur les brisants du siècle, chaque soir, il se prépare à recommencer le monde, la substance de ses rêves, les attributs de son bonheur.
Une œuvre qui émeut et bouleverse Paul Willems :
Vos poèmes sont une réponse à la souffrance de notre époque. Réponse modeste, mais réponse tout de même à l’immense et horrible fait divers de deux guerres et d’une révolution. Ne croyez-vous pas que, pour survivre à la souffrance, il faut donner une forme à ce qui nous entoure. Cette forme, vous lui avez donné un sens qui a nom Lecture des abîmes et Arpenteur de l’ombre ou encore Les déchirures de la mémoire. On ne peut lire ces poèmes sans avoir la gorge serrée. Cette forme est aussi un chant, et l’émotion que nous éprouvons en l’écoutant nous est nécessaire.
Jacques-Gérard Linze écrit enfin, à propos du dernier recueil d’Ayguesparse, La traversée des âges :
On reste confondu quand on voit l’instant vécu, objet d’un constat réaliste, mué en authentique et pure poésie.
Cette voix « austère », lorsqu’elle devient abrupte, lorsqu’elle nous livre dans la plus extrême tension ses pierres d’angoisse nous permet d’approcher ce « dieu nu » dont parle le poète portugais Antonio Ramos Rosa : « La rencontre, écrit-il, est toujours impossible, problématique, incertaine. Je sais néanmoins qu’elle n’adviendrait pas si je n’écrivais pas. »
C’est avec cette exigence lucide et généreuse qu’Albert Ayguesparse fait face, affronte ce destin d’homme obscur – celui de chacun – , l’illumine par le chant.
Serge Meurant
Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°78 (1993)