Fric-frac au palais
Luc BABA, Le mystère Curtius, Luc Pire, 2013
Il existe encore un Palais Curtius à Liège. C’est un superbe bâtiment en briques rouges dont la façade principale donne sur la Meuse. érigé à la fin du XVIe siècle, c’est le plus emblématique d’un ensemble muséal impressionnant qu’on appelle aujourd’hui Le Grand Curtius et qui, depuis 2009, rassemble les collections de cinq musées autrefois dispersés. Ce palais qui avait servi de maison d’hôtes et de magasin à son propriétaire Jean de Corte, un riche industriel qui choisit, tout naturellement pour l’époque, de latiniser son patronyme (Jean Curtius), fut cédé à sa mort au Mont-de-piété.
Engagé dans la rédaction d’un roman policier destiné à une collection spécifique, “les romans de gare”, dont les intrigues ont nécessairement pour cadre des villes, sites ou lieux-dits de Belgique et dont les auteurs sont du cru, Luc Baba a fait mieux que remplir son contrat. Avec Le mystère Curtius, il souscrit bien sûr à la première exigence du genre qui est d’évoquer un lieu marqué, ici un lieu mythique, tant par le riche passé qu’il évoque que par l’histoire récente (et longue) de sa restauration suivie de sa renaissance ou mieux sa nouvelle vie, que l’on n’hésite pas à qualifier de “grande”. Lieu-dit, site et ville, le roman évoque le tout ensemble et même doublement puisqu’il se situe à deux niveaux temporels : d’une part, le XVIIe siècle pour le journal de Ghislain, maître d’hôtel au Palais Curtius et les informations qu’il délivre ; d’autre part, le vingtième siècle et les années 20. L’intrigue principale consiste, en effet, à démêler les suites du “fric-frac” survenu en mai 1928 au dit Palais et dont les héros habitent une petite rue d’Outremeuse, un quartier populaire et populeux de la ville.
L’auteur a fait des recherches minutieuses en bibliothèque, enquêté in situ, interrogé des acteurs actuels susceptibles de l’informer sur le bâtiment, son histoire et ses trésors. Il a eu le même souci de documentation concernant la période où il situe son intrigue, une période qu’il aime particulièrement, les “années folles”, même si cela se traduit moins dans la vie des personnages principaux, “les triplés”, de petits malfrats, comme on ne disait pas alors, pas bien dangereux d’ailleurs, que dans l’habitus du commissaire qui les traque ou l’élégance parfumée de Laure, le personnage féminin, élément perturbateur et séduisant. Mais ces informations documentaires sont absorbées par la veine narrative, car nous avons bien affaire à un roman. Avec ses échanges pleins de vigueur, ses suspens, ses surprises et son discours haletant. Avec ses évocations vivantes aussi, comme cette ambiance de quartier populaire et bon enfant où courent des enfants libres et râleurs, où passent des marchands ambulants pleins d’histoires, où règnent le manque de tout et la solidarité. Pas d’apitoiement tout de même, on ne demande qu’à en sortir de cette misère, par la rouerie ou l’humour. Beaucoup d’invention donc, puisque nous sommes en littérature. Mais fiction n’est pas trahison. Luc Baba a respecté la vérité en ce qui concerne le Curtius et son histoire. En revanche, comme n’y a pas eu de descendance de la famille, il peut bien en inventer une, à partir d’un enfant illégitime parfaitement fictif, chez l’une des filles de Jean Curtius, qui, elle, a bien existé, ce qui autorise le beau personnage de Laure De Lierneux, en quête des traces de son origine. Mystère, énigme, résolution : tout est là pour le plaisir du lecteur qui appréciera aussi les trouvailles narratologiques, comme ces ponctuations ternaires à dénombrer avec bonheur ou ces éclats de poésie inattendus dans le désordre d’un marché ou d’une débandade. Il y a aussi ces échanges truculents entre personnages moyens qui aspirent à comprendre.
On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que Luc Baba a été heureux pendant toute la (courte) rédaction de son roman, ce dernier été où il le retrouvait chaque matin, comme on redécouvre ses jouets après le sommeil.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°179 (2013)