Aller vers l’heureux
Luc BABA, Les sept meurtrières du visage, Luce Wilquin, 2013
Le dernier livre paru de Luc Baba s’annonce comme un roman. Les sept meurtrières du visage me semble plutôt un conte, et plus précisément un conte philosophique. D’ailleurs, dans un commentaire destiné à la presse ou à tout lecteur, il révèle que “c’est la légende de Chaos, fable chinoise, qui [l’]a précipité dans l’écriture de ces pages”. Alors qu’il s’agit là de l’histoire d’un homme privé des sept orifices du visage que l’on va tenter d’ouvrir à la sensation afin qu’il soit en mesure de raconter ce qu’il vivait, Luc Baba s’est plu à imaginer la fable inverse. Son héros, un homme sans passion qui vit entre le lierre en pot de sa cuisine et le bar voisin, et dont l’entourage se limite à une amie aussi terne que lui et son grand-père qui l’a élevé, apprend de son médecin qu’il sera bientôt privé du goût, de l’odorat, de l’ouïe et de la vue. Il ne peut qu’en concevoir une grande frayeur et souhaiter en finir tout de suite : “Dès qu’on est sans défense, on réveille l’infamie. […] Il vaut mieux mourir. On ne peut pas prendre la vie par le col pour lui dire ses vérités en la suppliant d’arrêter ce cirque, mais on peut y mettre fin. /Non, on ne peut pas”.
Mais, s’il perd peu à peu l’usage de ses sens, il peut encore s’exprimer. Il lui reste la parole, qu’il n’entend plus, la mémoire et l’écriture tactile, pour raconter ce qui lui est arrivé et bien d’autres choses encore auxquelles il va enfin penser. Faut-il passer par l’imminence du danger et par la perte pour assumer totalement le fait de vivre ? Le sauve-qui-peut engendrerait le savoir-raconter ? L’auteur maîtrise l’expérience romanesque et peut ici en donner la pleine mesure. Il s’agit donc bien aussi d’un roman qui narre une aventure, marquée ou non par la souffrance, qui se nourrit de péripéties, habite des lieux évocateurs et est peuplée de personnages, certes peu nombreux, mais riches en réactions au cours de leur évolution. C’est bien le propre d’un certain roman de développer une telle progression. Mais celui-ci ne se limite pas à cette qualité narratologique car il s’agit aussi d’analyser un vécu, un passé, une venue à soi que seule la mise en mots permet de démêler et de comprendre. La perte de la sensation peut révéler d’autres carences ou absences, d’autres morsures, qui peut-être ont déclenché ou conditionné l’atteinte présente. Par exemple “la déchirure d’aimer une garce” expliquerait qu’on tente de la suturer par le repli sur soi et la clôture à tout ce qui relève du monde sensible et qu’on se laisse réduire à une tête et à un corps de bouffon. Il y a bien là, selon le héros, de quoi se méfier de Dieu et de la science ; “Le monde s’arrache de moi”, dira-t-il. Et sa rage envers soi se dirige aussi vers les autres, rejette l’amitié, les prévenances, les tentatives de séduction ou de tendresse, la pitié elle-même si pitoyable. Une autre femme, idéale, serait-elle souhaitée ? “Une belle épouse qui chante et danse parce qu’elle se croit seule”. Une femme qui aurait un sale caractère et un cœur immense. Privé de tous les sens, il resterait donc à aimer, ou plutôt à écrire, de l’amour et de la vie, à bout de souffle. Quoi qu’il en soit, la fable aura une fin heureuse : “Je crois que je suis devenu un écrivain.”
Nous sommes quelques-uns maintenant, beaucoup même, à le croire avec lui, si on peut supposer que Luc Baba s’exprime derrière le visage retrouvé de son personnage. Le voici aussitôt engagé dans une nouvelle entreprise : un roman policier, déjà bouclé et prêt à paraître aux éditions Luc Pire, dans la collection des “romans de gare”. Il est certain que ce nouvel opus, comme les précédents, brise les codes d’un genre convenu.
Trois amis détrousseurs de poches volent pour leur patron un coffret de pièces anciennes, apparemment oublié dans une cave de la prestigieuse Maison Curtius. Ils ne savent pas que leur trésor hantait depuis plusieurs siècles cette demeure érigée comme un palais sur les bords de la Meuse liégeoise. Ils ignorent également que ce vol a ouvert les trappes d’une aventure faite de dangers et de mystères, où le détective Chantraine pourrait bien perdre la tête.
Un livre à lire en toute hâte, après celui-ci.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)