Baillon, conteur chaplinesque
André BAILLON, Le chien-chien à sa mémère, Finitude, 2013
Sous le titre Le chien-chien à sa mémère, Finitude réédite une douzaine de contes d’André Baillon. Dix d’entre eux proviennent du recueil La vie est quotidienne, publié par Rieder en 1929 et qui contenait quatorze histoires. Trois de celles-ci, moins réussies, ont été écartées à bon escient, mais Il y a des voleurs eût mérité d’être reprise, nous semble-t-il. D’autre part ont été ajoutés deux contes parus dans L’Humanité en 1921 : Attitude et Le réquisitoire. L’ensemble ainsi composé est de bonne tenue, assurément plus homogène que le livre de 1929. L’on comprend moins la fidélité au texte initial jusqu’aux fautes de français, la couverture un peu racoleuse, le choix du titre général et la postface franchement désinvolte (même si les « baillonnets & baillonnettes » de l’achevé d’imprimer ne manquent pas d’humour). Sans doute la dimension commerciale a-t-elle pesé dans la balance – et, après tout, l’on aurait tort d’en prendre ombrage si le résultat permet de raviver la notoriété de l’un de nos grands écrivains.
Les douze contes de Baillon suivent un schéma narratif similaire, celui de l’épilogue inattendu. Il arrive que cet épilogue soit heureux, ainsi dans Les étrennes de Nanette, où la brave gouvernante reçoit du gamin des vœux aussi affectueux qu’inhabituels ; dans l’une des historiettes de En pays occupé, avec ce policier compatissant qui donne au voleur de pommes de terre un conseil astucieux ; dans Poulet, qui s’achève sur la venue d’une fée aussi bienveillante que disgracieuse… Mais le plus souvent, l’histoire se termine dans le drame ou la dérision. Ainsi, prise d’une folie subite, la mémère finit par étrangler son chien-chien ; prostituée charitable, Nelly Bottine est injustement expulsée de la ville ; tandis que sa mégère de femme le traite de « fainéant », le père François devient aveugle. Quant au Pot de fleur, il exploite un cliché bien connu, celui de l’acte insignifiant qui, par un engrenage incoercible, finit par susciter une émeute. C’est l’inverse dans Drame, petite pseudo-comédie où l’on attend que le héros exaspéré laisse enfin éclater sa fureur – au lieu de quoi le rideau tombe !
L’épilogue inopiné peut aussi consister en une petite leçon de morale. Deux historiettes de En pays occupé évoquent de pauvres hères qui récupèrent l’un la partie solide d’un potage renversé sur les pavés, l’autre des mégots de cigarette : la réprobation publique qui eût grondé en temps normal se fait muette en temps de guerre – tout comme la répugnance envers les excréments s’adoucit quand il s’agit d’engraisser le précieux potager (Attitude). Donner du feu à un Allemand serait banale courtoisie si ce n’était l’Occupation. « La vie humaine est sacrée » rappelle dans Le réquisitoire un procureur à l’assassin, tandis qu’au loin le canon tonne et sème la mort… Quant au narrateur de Ma voisine et son chien, il critique d’abondance l’indulgence de la maitresse pour l’animal, mais son épouse lui rappelle la confortable condition que lui-même réserve à ses douze chats.
Qu’elle soit heureuse, navrante ou moralisante, la conclusion-surprise du récit vient donc à chaque fois résoudre une tension que l’écrivain avait habilement ménagée dès l’incipit, sous couvert de propos anecdotiques, quasi insignifiants. Mais l’art de Baillon ne se réduit pas à la structuration évènementielle : il tient dans une large mesure au style et au registre du discours, en particulier cette façon d’évoquer des faits dramatiques sur un ton badin, fataliste ou même cynique. Une mémère qui tord le cou à son chien, « cela manquait de logique… Mais cela finit comme toujours en ces sortes d’aventures ». Protégé de Nanette, « Henry n’avait plus de papa. Plus de maman non plus. Un orphelin, comme on dit ». Au tribunal, les auditrices « papotent de leur toilette et aussi, à cause du canon, un tantinet de la guerre ». Plusieurs personnages récurrents, rapidement croqués, se limitent à de simples types, sinon à des caricatures : l’agent de police, le maigre commissaire et le gros colonel, l’épouse autoritaire, le pauvre hère, sans oublier l’omniprésent animal de compagnie.
Rarement évoquée par les critiques, l’analogie de ces contes avec les sketchs et les personnages de Charlot saute aux yeux, tant par l’inspiration populiste que par le schématisme de la représentation. Comme le pitoyable clochard au chapeau melon, les héros du Chien-chien sont souvent des laissés-pour-compte frottés de drôlerie et de bonne volonté. On s’en étonnera moins si l’on se souvient qu’en novembre 1927, dans la revue Europe, Baillon a rendu compte de l’essai d’Henry Poulaille sur Charles Chaplin, témoignant ainsi d’une discrète mais irrécusable complicité.
Daniel Laroche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)