Danielle BAJOMÉE, Simenon, une légende du XXe siècle, Renaissance du livre, 2003
Prémices. Liège, ce n’est pas les boulets frites du célèbre troquet populaire quai de la Batte, Liège ce n’est pas les escaliers chantés par le poète, les assassinats ou suicides de ministres, Liège ce n’est pas les usines Cockerill, symbole de l’industrie wallonne déclinante, les manifestations de métallos, les collectifs contre, les collectifs pour, Liège ce n’est pas un ferment artistique peu commun, l’Espace 251 Nord, le Cirque Divers, Liège ce n’est pas « mille ans de sous-France » comme on pouvait lire dans ce défunt lieu, Liège ce n’est pas la passerelle aux clodos sur la Meuse ou la plaque tournante du marché de l’héroïne, Liège ce n’est pas Julien Lahaut et son « vive la République ! » qui lui fut fatal, Liège c’est avant tout, c’est surtout, Simenon. La valeur sûre, exportable à souhait, le seul produit liégeois à réussir sa mondialisation. Qu’on me permette d’exprimer ce regret : aujourd’hui ma ville, malgré sa longue tradition de luttes sociales et sa situation économique difficile, n’est plus associée qu’a ce seul nom, empreint pour moi d’opulence égoïste et de désengagement.
J’ai peur qu’à cet hommage permanent rendu au fameux romancier, amplifié aujourd’hui par le centième anniversaire de sa naissance et une nouvelle exposition, dix ans après Tout Simenon, ne vienne s’ajouter une justification – voire une mythification – de ce désengagement. Je suis étonné de lire, dans le catalogue officiel de cette nouvelle expo, que la petite bourgeoisie dont provenait Simenon a vu s’effondrer ses repères avec l’avènement du fascisme (p. 133), lorsque beaucoup d’analystes, il est vrai marxistes ou anarchistes de gauche pour la plupart, ont mis en évidence le rôle politique déterminant de cette classe sociale dans la montée des fascismes européens, comme ils ont montré la composante énorme de l’idéologie petite-bourgeoise à l’intérieur même des idéologies fascistes. La dénonciation de la grande finance et des politiciens associée au rejet du capitalisme, dont Simenon se réclame (p. 134), fut le fond de commerce des criminels publics Hitler et Mussolini : quant aux mots « haine du parlementarisme » (p. 134), rien à faire, ils me glacent. Si cette position est anarchique, comme le déclare l’homme à la pipe, il s’agit là d’un anarchisme pour le moins suspect.
Il est vrai que si l’on suit l’enseignement du commissaire Maigret, l’on doit se forcer à comprendre et à ne pas juger. Or le texte du catalogue, rédigé par Danielle Bajomée, est admirable dans sa volonté de comprendre Simenon et dans sa tentative de le rendre au lecteur d’aujourd’hui. Construit sur une dialectique subtile entre l’homme, sa vie, son œuvre et ses personnages, il amène de façon pédagogique le lecteur à embrasser les tenants et aboutissants de la production du romancier, et lui laisse l’impression d’assister au déploiement lent d’un végétal. Partant de la production journalistique et populaire de Simenon, l’auteure aborde ensuite le roman semi-littéraire policier dont elle détermine la spécificité par rapport aux classiques du genre, pour en venir ensuite à la psychologie du personnage de Maigret. Petit détour ensuite par la conception de l’écriture elle-même, qui présente un Simenon plus proche de l’idéologie de la création des romantiques que de celle des écrivains de son temps, pour en arriver ensuite à l’analyse des romans durs, où apparait enfin dans toute son étendue la vision simenonienne de l’homme et du monde.
Autre qualité de ce catalogue, il possède sur les diverses manifestations liées à l’homme dont on parle tant, l’avantage de sonner juste. L’auteure n’exagère jamais le génie du romancier, et lorsqu’elle parle de la place des femmes dans son œuvre, c’est sans aucune complaisance. Simenon, une légende du XXe siècle est un travail précis, éclairant, objectif, qui ne cède en rien, malgré le titre, à l’exaltation ambiante, et qui complète de manière très réussie le catalogue de la précédente exposition, Tout Simenon : à l’approche fragmentée et pluridisciplinaire de ce dernier se substitue le travail fouillé d’une seule chercheuse – hormis le dernier chapitre consacré aux adaptations cinématographiques tirées des romans, que l’on doit à la plume de Dick Tomasovic – qui présente une vision globale de l’œuvre. Et qui, à défaut de rendre l’homme sympathique, le restitue dans son entièreté.
Pascal Leclercq
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)