Au-delà des révélations qu’elles apportent sur des célébrités, certaines biographies opèrent comme un révélateur : nous démontrant que la personne dont elles relatent l’existence gagnait à être connue. Ainsi de Georgette Leblanc vue par Maxime Benoit-Jeannin.
Voilà un livre gigantesque ? On arrive au bout la rétine en feu (les caractères des 581 pages sont petits et denses), après vingt-quatre heures de lecture, vingt-quatre heures dans la vie d’une femme hors du commun, immense comme sa biographie à laquelle Maxime Benoit-Jeannin a consacré huit ans de sa vie. Entamer pareil travail, qui a nécessité des recherches insensées pour suivre la cantatrice à la trace jour après jour, ce fut, j’imagine, pour l’auteur, renoncer à tout le reste comme on entre au couvent. Pour le lecteur, il s’agit de s’embarquer en oubliant tout dans une traversée de l’océan, comme le fit Georgette Leblanc pour la première fois en 1911, l’année du Titanic. Elle allait interpréter le rôle de Mélisande à Boston après avoir été évincée à Paris.
Si ce livre tranche avec les publications que l’on se contente de ranger dans nos bibliothèques avec le respect dû aux ouvrages scientifiques, c’est parce qu’ici la recherche rencontre de plein fouet l’histoire d’une vie pleine qui brasse son époque et l’éclaire. Il y a dans tout travail biographique un pari insensé qui souvent s’apparente à une imposture : Qui peut prétendre, en effet, raconter la vie d’un autre ? Imaginez-vous quelqu’un autorisé à raconter la vôtre, approche ce qu’il y a de plus intime en vous ? Ce pari, Maxime Benoit-Jeannin l’a réussi grâce à sa patience, son obstination, sa minutie, grâce surtout à une correspondance impressionnante qui a émaillé, ponctué la vie de la cantatrice jusqu’à en être le reflet. Car, en plus de son métier, une fois le récital achevé, dans tous les interstices de la vie, elle écrivait, elle écrivait des lettres, plusieurs pages par jour. La vraie Georgette Leblanc n’est pas sur scène, mais dans son appartement, courbée sur son papier à lettres.
La célèbre inconnue
Mais peut-être ignorez-vous qui est Georges Leblanc ? Vous ne seriez pas les seuls. Car, désireux de faire partager mon enthousiasme à quelques amis, je me suis rendu compte qu’elle était à peu près inconnue. S’il reste parfois une trace d’elle dans les mémoires, c’est comme compagne de Maeterlinck. Leur relation dura, en effet, 23 ans, pour s’achever en 1918. (Au moment de la rupture, celui des bilans et des comptes, Maeterlinck, fin calculateur, estima, agendas à l’appui, qu’au fond, au total des jours de vie commune, il n’avait passé que deux années avec elle). L’image du Prix Nobel n’en sort pas grandie même si, bien sûr, elle nous est narrée du point de vue de sa compagne. On a le sentiment que, sauf au début, il n’a jamais réussi à se montrer à la hauteur de l’amour de Georgette, soit qu’il fût exclusivement centré sur son œuvre et sa personne, soit qu’il dût se protéger de la passion de son égérie, de ses débordements, de ses déploiements d’énergie au point de rendre l’air irrespirable. Car elle nous apparait comme une femme passionnée et libre qui, sans répit, se dépense dans de continuels déplacements d’air : elle chante sur des nombreuses scènes lyriques, elle écrit, remue ciel et terre pour imposer partout l’œuvre de son amant et s’imposer elle aussi comme son interprète. Sans doute a-t-elle dû penser que, sans elle, cette œuvre ne pouvait exister, qu’il fallait, pour y accéder, passer par sa voix, quitte à lui marcher sur le corps. L’épisode de Pelléas et Mélisande est connu : alors que Maeterlinck avait cédé son texte à Debussy en obtenant son assentiment sur le rôle de Mélisande, qui devait être créé par Georgette, celle-ci se trouve évincée par le directeur de l’Opéra-Comique, à qui Maeterlinck écrira cette lettre publiée dans le Figaro du 14 avril 1902 : … cette représentation aura lieu bien malgré moi, car MM. Carré et Debussy ont méconnu le plus légitime de mes droits…. On parvient ainsi à m’exclure de mon œuvre, et dès lors qu’elle fut traitée en pays conquis… En un mot, le « Pelléas » en question est une pièce qui m’est devenue étrangère, presque ennemie ; et, dépouillé de tout contrôle sur mon œuvre, j’en suis réduit à souhaiter que sa chute soit prompte et retentissante. Magnifique. Elle se remet de cet échec pour s’imposer dans l’opéra Monna Vanna et s’occuper à Paris des représentations de L’oiseau bleu créé triomphalement à Moscou par Stanislawski et joué à Londres à guichet fermé avant d’être monté à New York. Elle se montre à la fois agent, porte-parole de Maeterlinck, régisseuse, costumière de cette féerie qui compte 116 personnages dont elle joue évidemment le rôle principal, celui de la Lumière. Alors qu’elle se déplace partout, remuant ciel et terre, le plus souvent, Maeterlinck reste sagement chez lui, dans sa propriété de Grasse, passant ses journées selon une succession d’habitudes et de rites qui le menaient du matin jusqu’au soir. On apprend qu’il n’assistera pas à la création de L’oiseau bleu pas plus qu’il ne se rendra à l’enterrement de Verhaeren. Il ne se déplacera même pas à Stockholm pour y recevoir en 1911 son prix Nobel, qui fut remis à l’ambassadeur de Belgique. Par contre, il assistera à la Monnaie à l’hommage qui lui est rendu six mois plus tard en présence d’Albert et Elisabeth. Même s’il déménage (trois résidences successives rien que dans le Midi), Maeterlinck apparait comme un sédentaire. Il lui faut attendre 36 ans avant de quitter la maison parentale de Gand pour s’installer définitivement à paris.
Une correspondance quotidienne et inspirée
C’est à cet éloignement du poète et de son égérie qu’on doit une correspondance immense qui a inspiré une partie de son œuvre, comme en témoigne la dédicace de La sagesse et la destinée : À Madame Georgette Leblanc. Je vous dédie ce livre, qui est pour ainsi dire votre œuvre. Il y a une collaboration plus haute et plus réelle que celle de la plume, c’est celle de la pensée et de l’exemple. Georgette aurait souhaité être la cosignataire du livre et cette dédicace fut, en quelque sorte, un compromis.
Pendant les premières années de leur relation (ils se rencontrèrent chez Edmond Picard), ils s’écrivaient à peu près tous les jours, guettant chacun de leur côté l’arrivée du facteur le matin et l’après-midi, espérant une seconde lettre la même journée (la poste marchait mieux qu’aujourd’hui, puisqu’il ne fallait que 24 heures pour qu’une lettre arrive de Paris à Gand). On reste sous le charme de cette correspondance qui égale les sommets de l’œuvre de Maeterlinck quand il écrit ceci, par exemple : On dirait que l’amour, lorsqu’il sait en lui-même qu’il doit être l’amour d’une vie, envahit l’homme avec respect, avec prudence, et comme par couches successives. C’est d’abord l’homme mûr, sa raison et son cœur averti qu’il atteint ; puis il descend dans sa jeunesse et son adolescence, mais l’amour ne devient probablement ineffaçable que lorsqu’il atteint les couches profondes de l’enfance. Ou ceci, où il tente de justifier son enracinement à Gand loin de Paris : C’est quand tu n’es pas là que je ne suis plus seul. Et il est presque nécessaire de se séparer par moments pour comparer ainsi la différence entre la solitude dans les ténèbres et la solitude dans la lumière.
Leur rupture sera triste comme un lent détricotage. Georgette apprendra après coup le mariage de son amant avec la jeune comédienne de L’oiseau bleu, Renée Dahan (il a 57 ans). Georgette lui écrira deux lettres admirables : Reste en repos. J’ai confiance dans le temps qui ordonne, classe et éclaire tout. Je me retrouve pareille à celle que tu as connue… Et malgré tout, j’ai foi en l’avenir – cette foi insolite et absurde, mais un peu merveilleuse, qui presque toujours est accordée à ceux qui n’ont plus rien. Attendons.
Heureusement, le livre ne s’arrête pas là : elle qui avait rencontré Mallarmé, Rodin, Barrès, Colette, Oscar Wilde, Jules Renard, rassemble son énergie pour renouer avec la vie. En 1920, elle s’exile à New York où elle se liera avec Margaret Anderson dont la revue publie Joyce ; plus tard, elle tournera dans le film de Marcel L’Herbier L’inhumaine, rejoindra en Italie Gabriele d’Annunzio… brassant la vie, courant le monde. Elle habite des villas de crime, des hôtels cruels, des phares, écrit Cocteau.
Jean-Luc Outers
Maxime BENOIT-JEANNIN, Georgette Leblanc (1869-1941), Le cri
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°105 (1998)