
Françoise Lalande
Il en va de Christian Dotremont comme de beaucoup d’autres artistes. Quelques traits saillants de son existence lui tiennent généralement lieu de curriculum vitae. On connait son engagement au sein de CoBrA, dont il fut l’un des fondateurs il y a juste quarante ans, on admire ses logogrammes, on se rappelle la fascination qu’exercèrent sur lui les paysages enneigés de Laponie… Certes conformes à la réalité, ces clichés laissent néanmoins très incomplet le roman-photo de sa vie.
« Et quelle vie incroyable », s’exclame Françoise Lalande, qui a reconstitué ce destin presque au jour le jour, dans la biographie qu’elle fait paraitre aujourd’hui chez Stock. Et l’auteur de s’avouer émue encore par l’histoire d’amour sans pareille qui fit de Dotremont l’éternel adorateur de la blonde Gloria, transfiguration mythique de la femme inatteignable…
Par ses précédents travaux, elle avait pourtant acquis l’habitude des existences hors du commun : elle s’est inspirée de la vie d’Alma Mahler pour une pièce publiée chez Actes Sud Papiers ; la jeunesse de Rousseau lui a fourni la matière d’un roman, Jean-Jacques ou le plaisir ; on lui doit aussi l’histoire de Madame Rimbaud, la mère d’Arthur, adaptée au théâtre sous le titre Mother. D’ailleurs, c’est sans doute la lecture de ce dernier livre qui a incité en 1991 Guy Dotremont, le frère de Christian, à lui proposer d’entreprendre l’écriture de cette biographie qui allait l’occuper près de sept ans. Sans doute à cause de similitudes indéniables entre les destins : auprès de ces deux écrivains rebelles, à la vocation précoce, les mères, Vitalie Cuif ou Marie-Jeanne Dotremont, ont joué un rôle important, qui s’est notamment traduit dans une abondante correspondance. Françoise Lalande a relevé le défi, pour autant qu’on lui accorde toute liberté d’écriture. Les proches de Christian Dotremont, famille ou amis, n’auront donc découvert l’ouvrage qu’achevé. Il faudra attendre leurs réactions pour savoir s’ils y ont reconnu leur point de vue, leur vérité…
Christian Dotremont est né le 12 décembre 1922 et mort le 20 août 1979. Ces dates figurent-elles sur sa tombe, dans le petit cimetière de Maredret, près de Namur ? Françoise Lalande ne le dit pas, même si elle a visité ce cimetière, comme elle a voulu découvrir de ses propres yeux les paysages qu’avait arpenté l’autre, le personnage de son livre, qu’elle suivant à la trace. « Je suis allée à Hammersfest. J’ai parlé aux orpailleuses qu’il avait rencontrées. Je me suis rendue à Ivalo, une bourgade minuscule, deux rues en croix jalonnées de baraques en bois… C’était aussi pour moi une manière de vérifier la différence entre le mythe et la réalité ». Car l’auteur a voulu composer une biographie à l’anglo-saxonne, très minutieuse, s’interdisant autant que possible d’intervenir personnellement, même si elle reconnait se moquer un peu du discours dogmatique de Dotremont à l’époque du surréalisme révolutionnaire.
D’où lui vient son intérêt pour les biographies ? « J’aime parler de la vie, confie-t-elle. La vie est un processus de construction. Mais on accomplit aussi un travail sur soi en parlant de tous ces gens. Je parle de moi dans tous mes livres. Je parle chaque fois des blessures de l’enfance. Un écrivain, c’est quelqu’un qui a des comptes à régler… » Une démarche empathique qui n’exclut pas la méthode : « D’une façon générale, dans mes biographies, je me pose deux questions : pourquoi et comment ? Pourquoi tel artiste a créé telle œuvre. Pourquoi, par exemple, Rimbaud a écrit Une saison en enfer dans cette famille de silencieux et d’enragés. Et comment le créateur finit par trouver sa voie à soi ».
En ce qui concerne Dotremont, on peut prétendre que sa destinée d’écrivain était dictée par ses origines familiales (mais son frère et lui suivirent des trajectoires toutes différentes) : le père, Stanislas, qui particularisa son nom en d’Otremont, était lui-même un auteur renommé ; femme de plume et de cœur, la mère fut longtemps rédactrice en chef d’un magazine. La famille professe un catholicisme rigoureux, qui n’empêchera pas cependant les parents de se séparer, même s’ils ne divorceront jamais. Le jeune Christian subit fortement leur empreinte idéologique. Ses premiers textes le révèlent davantage bon chrétien plutôt qu’ardent communiste, encore qu’il trouve dans le collège jésuite où s’achèvent prématurément ses études de bonnes raisons de se révolter…
On ne va pas raconter, ici, une vie que Françoise Lalande examine au fil des jours, puisant ses informations aux meilleures sources. Car elle a eu accès à des archives incomparables, que lui ont ouvertes notamment Guy Dotremont et Pierre Alechinsky, l’indéfectible ami. Guy Dotremont, en particulier lui a fourni les journaux intimes de Christian, ses agendas, de même que les agendas de leur mère, qui notait tous les détails de sa vie quotidienne. Alechinsky lui a fait part, entre autres, de toutes les lettres que Dotremont lui avait écrites, plusieurs centaines en trente ans, soigneusement conservées. Car l’inventeur des logogrammes était un homme de lettres, dans tous les sens du terme. Il guettait chaque matin son courrier avec impatience ; pas un déplacement, pas un jour sans qu’il envoie quelques mots ou quelques pages à sa famille et ses relations. C’est en Hollande que Françoise Lalande est allée consulter la correspondance qu’il eut avec le peintre Constant ; c’est au Danemark, au Musée Silkeborg, qu’elle a lu ses envois à Asger Jorn. Il expédiait par ailleurs souvent une même missive en plusieurs exemplaires avec des variantes, en conservant un brouillon, qu’elle a pu consulter. Si l’homme se confiait volontiers à ses amis, il ne se livrait cependant pas également à chacun. Mais sa vie entière passe dans cette correspondance : projets, enthousiasmes débordants, misère de l’existence (souvent noire, malgré l’humour qui la transcende), déboires amoureux…
La relation qu’il eut avec la femme de sa vie (nous sommes toujours dans le roman-photo) fut, du reste, essentiellement épistolaire. Il rencontre Benedikte (Bente) Wittenburg le 19 avril 1951. Elle a vingt ans. C’est le coup de foudre. « Elle est plus jolie que l’amour », écrit-il le soir même dans le premier poème qu’il lui consacre (il y en aura beaucoup d’autres). « Elle a dans les yeux la couleur / triste et vivante pourtant / de la mer / Et elle avance à pas de / louve contre la mort / Et moi je voudrais avancer / avec elle / Sortir du pays dont l’avenir / est sorti ». Il vivra cependant assez peu de temps avec elle, car très vite les orages ont succédé à l’éclair initial. Il restera même plusieurs années sans la voir, sans pourtant jamais renoncer à elle, sans cesser de lui écrire longuement, alors qu’elle-même se contentait souvent de brèves réponses. Réponses que Dotremont conserva toutes, dans l’une des nombreuses valises où il avait rangé sa vie, lui qui ne possédait rien.
Françoise Lalande a rencontré cette dame au Danemark, comme beaucoup d’autres témoins : les compagnons du temps de CoBrA, tels Noiret, Alechinsky, et les amis de plus fraiche date, Frédéric Baal, Marc Dachy… En bonne historienne, elle a dû ajuster les unes aux autres les informations qu’ils lui fournissaient, élucider des énigmes, vérifier les faits, les organiser dans un ensemble cohérent : « Il m’a fallu des années pour digérer tout, pour appréhender l’ensemble de sa vie avant de me mettre à écrire la première ligne. Il m’est apparu alors que cette vie s’était construite par strates successives, que j’ai essayé de cerner dans le titre de mes chapitres ».
« Les années Rimbaud », « Les années-serpent », « Les années passion », « Les années-neige »… : Christian Dotremont, l’inventaire d’une vie.
Carmelo Virone
Françoise Lalande, Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra, Stock, 1998
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°104 (1998)