Ce livre qui m’écrit : Bologne au miroir de Compère

compère je soussigné charles le temeraire

Comment un livre agit-il sur son lecteur ? Nous savions que Je soussigné Charles le Téméraire, de Gaston Compère, avait beaucoup compté pour Jean Claude Bologne. En quoi ? La récente réédition du roman lui donne l’occasion de s’en expliquer.

Charles le Téméraire est paru pour la première fois en 1985. Je n’avais rien publié, mais j’avais en chantier des livres postérieurs – La faute des femmes, l’Histoire de la pudeur. C’est donc ma conception de l’histoire et de la littérature que le roman de Gaston Compère a marquée. En étais-je conscient à l’époque ? Je le reconnaissais, mais j’y avais peu réfléchi. La relecture, à la lumière de ce que j’ai écrit depuis, a précisé cette impression floue. Malgré nos différences de personnalité et d’écriture, ma réflexion doit beaucoup à ce roman.

Dans le domaine de l’Histoire, d’abord. « L’historien flaire le fait et se sent épanoui », raille le Téméraire par la plume de Compère. Une invitation, lorsque je me lançais dans un essai historique, à chercher ailleurs mon épanouissement ! Je n’avais guère la religion du fait historique. C’est une base, bien sûr, qui se doit d’être ferme et assurée, mais non un but. Je préférais déjà le regard que chaque génération porte sur lui et dont l’évolution constitue une histoire, dont nous sommes l’aboutissement. Démarche dangereusement subjective, qui exige de sérieux garde-fous, mais qui seule rend chair au passé.

Gaston Compère m’a conforté dans une idée qui structurait déjà mon mémoire de romane : l’histoire tout entière est en nous, dans ces strates que le passé accumule dans notre mémoire occulte et que le romancier fouille avec la méticulosité d’un archiviste. Le duc de Bourgogne tombé devant Nancy, c’est au fond de moi qu’est allé le chercher Gaston Compère, autant que de lui-même, et ce sont nos deux Téméraires qui dialoguent à travers son roman.

L’inverse est aussi vrai : le miroir de l’Histoire nous renvoie à nous-mêmes – et si on veut dépasser, en tout cas, les « momies étiquetées » dont elle risque, sinon, de se remplir… Il me plait de retrouver dans ce roman le musicien qu’est aussi Gaston Compère, plus souvent que le chef de guerre qu’il n’a sans doute jamais été. Se projeter cinq siècles en arrière, ce n’est pas costumer ses idées : c’est les repenser en fonction de l’époque. Se méfier d’un dirigeant incorruptible, par exemple, éveille aujourd’hui l’image de Robespierre ; au 15e siècle, c’est imaginer Galaad à la tête d’un royaume. Le glissement de l’érudition, et la gymnastique intellectuelle qu’il impose, donnent sa saveur au roman historique reconstruit de l’intérieur.

Mais ce n’est pas n’importe quel personnage qu’a choisi Gaston Compère pour se livrer à cette exhumation intérieure. Pourquoi ce chef de guerre, si éloigné, si l’on s’en tient aux images d’Epinal, des préoccupations artistiques du romancier ? La question contient en soi sa réponse. Me suis-je demandé pourquoi, homme, je m’étais investi dans le destin d’une femme, Julia Daudet ; pourquoi, athée, j’avais prêté ma plume à un mystique janséniste, Armand Arouet ? Gaston Compère n’a-t-il pas aussi été Bloemardinne ? Plus un personnage nous semble étranger, plus il devient urgent de nous l’approprier.

Dissemblance et vérité

En cela, le roman de Gaston Compère a prolongé en moi les réflexions de Denys l’Aréopagite sur la dissemblance, que je tâchais alors d’appliquer au domaine romanesque. Le médaillier du duc de Bourgogne, qui cherche la réalité extérieure des traits, s’attire en effet cette fière réponse que n’aurait pas désavouée le mystique grec : « Il m’est égal que l’on me reconnaisse. Mais j’aimerais que l’on devine derrière mon visage ce que suggère peut-être une médaille gothique ». La ressemblance est trompeuse : elle invite à se contenter d’une vérité extérieure facilement atteinte. Seule la dissemblance, comme le masque, invite à chercher au-delà des traits. Le recours au rite, au mythe, au sacré, loin de soumettre l’imagination aux barreaux rigides d’un système de pensée, fait éclater les prisons transparentes – les plus insidieuses – de la réalité. « Qu’est-ce que je voyais qui correspondît à cette réalité que distinguaient si facilement les marchands de Gand ou de Dijon ? » raille le Téméraire. Et le lecteur, qu’en aurait-il à faire ? La violence, la hargne, l’orgueilleuse révolte, la pulsion vitale nourrie à la conscience de la mort sont les seules réalités qui comptent – celle de Compère le Téméraire.

Une autre réalité alors se dessine, fugace, péremptoire, avec les ruses d’une marée montante – audace de la conviction, reflux de la pudeur. La réalité du temps, qui ne se découvre que par son méticuleux saccage – dissemblance encore : le refus de la distanciation historique, l’éclatement du récit chronologique, constituent le fond même du récit. « S’il n’est pas possible d’échapper au temps, il doit bien exister un moyen de lui enlever sa disponibilité de prostituée, son indolence, sa fadeur », espère le Téméraire, et le non moins téméraire lecteur.

Gaston Compère

Gaston Compère

Bien des voies sont explorées dans cette révolte désespérée contre l’inéluctable. Celle de la tragédie, d’abord, qui retourne contre lui les armes du destin. De se clamer « né pour un destin tragique », Charles se condamne à la révolte, puisque l’acceptation du destin serait contraire à son destin ! Cette aporie lui donne sa grandeur : « L’impossible est de refuser notre destin ; l’abominable, de l’accepter ». Même faillite de la logique face à la mort, que le narrateur affronte avec une cruauté lucide. « Je sais que je mourrai… Il est impensable que je meure… ».

Pourtant, cette tragédie ne se glisse pas dans le moule antique du héros lumineux écrasé par la fatalité. Le Téméraire n’est pas Antigone. Il tient plutôt du héros janséniste, abandonné de Dieu, dans l’ombre d’un héros solaire – Phèdre à côté d’Hippolyte, Charles le Sombre après le resplendissant Philippe. C’est un des aspects qui a dû me marquer au plus vif, là où, déjà, Shäfer avait imprimé la marque de Salieri, dans l’Amadeus. Presque tous mes romans ont exploré depuis cette injustice de l’homme côtoyant le génie dont il est dénué – Julia, Véronique dans l’ombre d’Alphonse Daudet, du Christ (La faute des femmes) ou Armand Arouet dans celle de Voltaire (Le frère à la bague)… Cette thématique devenue mienne, je ne me rappelais pas, jusqu’à cette relecture, que j’en fusse aussi redevable à ce roman.

Une musique sur l’absence

« Le temps scintille et le songe est savoir », écrit Valéry. L’autre manière d’échapper à l’aporie du destin est le rêve, cette « espèce de tapisserie intérieure » dont s’enchante, chez Compère, « un œil profond et prophétique » : rêver n’est pas tuer le temps, mais le revivifier, échapper à l’enchainement chronologique pour retrouver une causalité essentielle. « Rien de meilleur, commente le Téméraire. J’étais consolé d’être en vie : je trouvais soudain à cette vie une justification délicieuse ». Le rêve a sa logique propre qui n’a rien à voir avec celle de l’historien, ni avec les apories du réel.

Il arrive que le motif de la tapisserie soit de pur néant. La réalité alors disparait. Le « flot du songe » emporte auteur, narrateur et lecteur confondus dans une même évidence lumineuse qui se moque des siècles ou des conventions aléatoires de l’écriture. Un monde d’or, dans la symbolique gothique du roman : « Parmi les ombres naissait le nénuphar d’or » – « une sphère d’or chatoyant sur le fleuve noir du temps »… Mais sur cette « pointe de lumière » qui évoque maître Eckhart, l’on n’a plus la place de briller.

Derrière les images qui gardent forme et couleur, on frôle alors cette grande absence, l’absence comblée qui fait la nique au temps, à la mort, à l’Histoire et aux marchands de moutarde, car « dans la faiblesse et la force de l’extase », tout ce qui s’écoule en nous, hors de nous, le sang de la blessure, et le temps, qui est en nous le sang de cette blessure originelle, la vie, tout ce qu’il est impossible de refuser, abominable d’accepter – tout cela se fige soudain sur un accord de harpe. « Le son de la flûte, celui du luth, me donnaient la certitude d’une éternité dans le temps ».

Ce que j’ai tenté de cerner dans Le mysticisme athée, Charles le Téméraire l’a ressenti dans les neiges de Nancy. Je le sais, le romancier le dit. Il n’a entrepris guerre sur guerre que pour jouer de la harpe, en paix dans la paix revenue, car la paix du monde est notre paix intérieure. N’est-ce pas la raison de notre agitation sociale, à laquelle nous finissons malgré tout par sacrifier ? N’est-ce pas ce qui distingue ceux qui écrivent pour publier et ceux qui publient pour écrire ? Un accord de harpe… Voilà la vérité du Téméraire. Je le sais parce que tu me le dis, Gaston, avec la certitude de ce qui ne souffre pas la moindre objection. Je le sais parce que tout cela est tapi au fond de nous, au fond de chaque homme, endormi, jusqu’à ce qu’un magicien le rappelle à la conscience. Aujour’hui, je sais que tu fus parmi ces magiciens.

Jean Claude Bologne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°121 (2002)