Jean Claude Bologne, L’ange des larmes

Et si, d’un battement d’ailes…

Jean Claude BOLOGNE, L’ange des larmes,  Calmann-Lévy, coll. « Interstices », 2010.

bologne l'ange des larmesNon. Point de papillon ni de cyclone mais quelques jours de novembre 1873 pendant lesquels la France a hésité entre monarchie et république. Tandis que le comte de Chambord réunit ses partisans dans les ruines du palais des Tuileries et que s’élève une discussion sur le lien sacré entre le Verbe et la Parole, Pierre de Mousquy s’éveille difficultueusement dans le petit logement qu’il partage avec Marie. Pierre est un jeune étudiant en droit qui a renié sa classe pour adhérer aux idéaux de la Commune et Marie une jeune fille du peuple rencontrée sur les barricades. Pétri de poésie baudelairienne et adepte des paradis haschischins, Pierre est en pleine crise identitaire. Il rêve qu’il n’a plus de nom, se sent visité par un ange et ne sait plus s’il aime Marie ou s’il la méprise. Il ne sait pas davantage ce qu’il fera pour renflouer les finances du ménage. Rejoindra-t-il la cohorte des tâcherons juridiques embauchés par Garnier, alors engagé dans l’achèvement de l’Opéra ? Ou bien cherchera-t-il à vendre le couteau de Ravaillac qu’il a volé à son oncle ? Entre l’obscur étudiant volontairement déclassé, le célèbre architecte et l’héritier du trône de France, l’archange Cassiel que rien n’attire mieux que les profonds désespoirs et le démon Téragon s’incarnent de corps en corps, perpétuant le sempiternel affrontement entre le Bien et le Mal. À cela près que les apparences sont trompeuses.

Comme sont trompeurs les indices qui inviteraient à classer ce roman. Que l’on se fie au couteau de Ravaillac et l’on croit aborder un thriller historique. Aux conversations où des hommes parlent de leur relation avec les anges et l’on songe fable philosophique. À la prophétie christique non avérée, aux considérations philologiques, et l’on s’imagine plongé dans une fiction érudite. Aux postures narratives qui fluctuent et l’on se sent confronté à un texte expérimental… Et que pense-t-on lorsqu’au milieu de tout cela il arrive que l’on rie ?
La narration joue donc sans cesse du glissement. Mais la construction, elle, est des plus solides et les multiples allusions dont est parcouru le texte achèvent d’en cimenter la cohésion, jusque dans les moindres recoins.

Voilà un roman insaisissable… Mené par des phrases d’une simplicité limpide organisées en une structure rigoureuse, le lecteur n’en est pas moins ballotté d’incertitudes en dubitations, entre anges et démons, humour et tragédie, petite histoire quotidienne et grande Histoire nationale. Par son inconfort même cet état de lecture est jubilatoire. Rehaussé de ces joies indicibles qu’allument certaines phrases, certains mots sans que l’on sache si c’est à cause de leur musique, des images qu’ils suscitent ou d’autres choses moins définissables encore, il vire à la béatitude.

Et si… le véritable sujet du roman de Jean Claude Bologne était de montrer, abymes et vertiges à l’appui, le tumulte des possibles qui se ruent et grondent au creux de cet instant infinitésimal – juste avant que l’aile commence à battre, quand le battement peut encore ne pas advenir alors que s’entrevoient déjà, en un tumulte miroir, la ruée de toutes ses conséquences ?

Isabelle Roche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°161 (2010)