Jean Claude Bologne : histoire et roman de l’histoire

Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne

Depuis la parution remarquée, en 1986, de son Histoire de la pudeur, Jean Claude Bologne partage son temps entre l’écriture de dictionnaires, d’essais historiques et de romans. Parmi ceux-ci, certains pourraient être considérés comme des romans historiques. Étiquette qu’il réfute. Il s’en explique dans cet entretien, ainsi que de ses pratiques d’historien et de romancier.

Votre grand-père maternel était professeur de français, votre père aussi, vous avez fait des études de philologie romane à Liège, qu’est-ce qui vous a poussé à commencer votre carrière d’écrivain par un livre d’histoire ?
Si mon premier livre publié est un essai historique, c’est un peu par hasard. Auparavant, j’avais écrit quelques romans qui n’ont pas eu de suite, à part l’un d’eux qui, après quelques récritures, est devenu Le dit des béguines. J’ai toujours été intéressé par l’histoire, celle du Moyen Âge en particulier. Lors de mes études en philologie romane, j’ai suivi tous les cours qui se concentraient autour de cette période. Quand j’ai cherché à publier, j’ai proposé un certain nombre de sujets à un éditeur. Il a trouvé que l’histoire de la pudeur était un sujet plus intéressant que les autres. Le succès de ce livre m’a aidé à poursuivre dans cette voie-là.

Avez-vous trouvé tout de suite la méthode pour écrire Histoire de la pudeur ?
Absolument pas. Je ne peux pas dire que je l’ai fait sans méthode puisque j’avais la méthode que l’on m’avait apprise à l’université. J’avais reçu une formation de critique historique qui me permettait, m’aurait permis d’aborder le livre de façon plus critique mais ce n’en était pas le but. L’histoire factuelle ne m’a jamais intéressé, mon propos n’est pas de juger d’un événement mais de son retentissement. J’ai travaillé sur l’histoire du regard, sur l’histoire des lieux communs, des institutions, des mentalités, de tout ce qui relève non pas du fait historique mais bien de sa répercussion.

Vos livres sont-ils reçus par l’institution universitaire ?
J’ai peu de contacts avec les universités. Certains professeurs mettent mes livres au programme, d’autres les prennent avec énormément de réserves. L’université n’est pas mon public privilégié. J’y fais parfois des conférences ; J’ai toujours été surpris par la réception de mes livres. J’ai notamment été intégré à la Nouvelle Histoire et pourtant je n’en épouse pas les thèses. Cette Nouvelle Histoire aborde plutôt les mentalités alors que ce sont les sentiments et les lieux communs qui m’importent.

bologne histoire de la pudeur

Entre Histoire de la pudeur et votre dernière étude publiée, Histoire du célibat et des célibataires, avez-vous modifié votre manière de travailler ?
Je ne peux plus exactement travailler de la même manière. Il y a tout de même dix-huit ans qui ont passé entre les deux, je n’ai pu qu’évoluer. Comme l’Histoire de la pudeur n’était pas destinée à connaitre un tel succès ni à pénétrer le milieu universitaire, je l’avais travaillée de façon plus détendue. Maintenant je vérifie la moindre virgule des citations, toutes les références. En outre, au moment de ce premier essai, j’étais tout à fait novice dans le monde de l’édition et on a failli me voler le sujet. J’en ai alors pressé l’écriture. L’Histoire du célibat, je l’ai portée pendant dix ans. La façon d’aborder le problème est dès lors tout à fait différente. Pour la méthode, je travaille toujours de la même manière mais de façon plus consciente. Il est toujours important pour moi de privilégier les sources littéraires parce qu’elles vont directement au cœur des lieux communs, des sensibilités de l’époque alors que ce sont des sources très peu fiables pour un historien ? Mon intérêt est de voir comment des choses aussi strictes que des changements de législation, de réflexions religieuses… peuvent se traduire dans l’imaginaire d’un écrivain. Dans l’Histoire de la pudeur, j’utilisais la matière littéraire davantage comme illustration, tandis qu’aujourd’hui, avec la prudence qui s’impose, je l’utilise comme témoin de lieux communs.

Certains de vos romans se passent à d’autres époques que la nôtre, or vous précisez qu’il ne s’agit pas de « romans historiques » mais de « romans dans l’histoire », pouvez-vous préciser ces notions ?
Je fais, si on veut, du roman policier, du roman historique, du roman de mœurs mais ce sont chaque fois des genres dans lesquels je ne me reconnais pas totalement. Par exemple, je n’utilise pas la trame policière et la tension de la littérature policière comme un but en soi mais comme moyen de parvenir à ce que je veux. Il n’y a pas de différences fondamentales pour moi entre des romans comme L’homme-fougère et Le dit des béguines, l’un se passant au vingtième siècle, l’autre au Moyen Âge. C’est la même manière d’aborder le roman, seuls les cadres sont différents. Le roman historique selon moi, utilise de manière un peu artificielle des éléments du passé pour servir de toile de fond. Si vous ouvrez les romans d’amour historiques, c’est la conception romantique, actuelle de l’amour qui est projetée sur le Moyen âge ou le dix-septième siècle. Pour ma part, j’essaie de reprendre les types de mentalité, de comportement, de sentiment qui correspondent à l’époque dans laquelle je travaille. Ce que j’ai appelé « le roman dans l’histoire » (uniquement pour ne pas employer le terme de roman historique, ce n’est pas la revendication d’une nouvelle étiquette), c’est une façon de s’impliquer totalement dans un roman. De la même façon que dans un roman actuel où je pourrais m’imaginer en informaticien, j’essaie de savoir, si j’imagine que j’ai vécu au treizième ou au dix-huitième siècle, comment j’aurais pensé, vécu l’amour, la spiritualité en ces temps-là. Nécessairement, moi qui me revendique comme un athée fasciné par les choses de la spiritualité, de la mystique, si j’étais né au dix-huitième siècle, il est à peu près sûr que j’aurais été chrétien. C’est pour cette raison que dans Le frère à la bague je me suis mis dans la peau d’un chrétien fanatique.

L’apport de l’érudition

En quoi votre pratique de l’histoire vous est-elle nécessaire pour écrire des romans ?
Pour les romans qui se passent à une autre époque que la nôtre, elle m’empêche de tomber dans l’érudition gratuite, une des erreurs fréquentes du roman historique. Dans mes romans, je n’éprouve pas le besoin d’étaler mon érudition puisque je le fais déjà dans mes livres d’histoire. J’utilise les éléments historiques comme des ressorts de l’intrigue. Par exemple, quand, dans Le troisième testament, j’imagine un meurtre à l’époque de Sargon d’Agadé, cela ne m’intéresse pas d’en faire un meurtre qui aurait pu survenir à n’importe quelle époque, par le poignard ou le poison. C’est en étudiant les pratiques rituelles de la Mésopotamie du vingt-quatrième siècle avant notre ère que j’ai eu l’idée du meurtre par le serpent caché dans la bouche de la statue articulée.

bologne le frere a la bague

L’histoire vous aide-t-elle à développer votre imagination ?
Tout à fait. Dans Le frère à la bague, quand je suis arrivé à une scène que j’imaginais se passer dans une maison de prostitution, je n’ai pas eu envie d’inventer une maison close comme on les connaissait au vingtième siècle. J’ai été me documenter sur les maisons closes de cette époque et j’ai découvert des éléments qui ont engendré des scènes que je n’avais pas prévues. Mais c’est assez rare car généralement je me sers de la documentation avant l’écriture et après, en guise de vérification.

Inversement, utilisez-vous votre pratique romanesque pour l’écriture des livres d’histoire ?
Le moins possible, le but n’étant pas du tout le même. Dans un livre historique, la technique d’écriture que j’ai développée dans mes romans peut se servir mais l’écriture doit rester transparente. Il faut avant tout transmettre une information. L’écriture doit se faire oublier dans la transmission de l’information, à l’inverse d’un roman. C’est vrai qu’après vingt ans d’écriture, j’ai une technique qui s’est mise au point, que j’utilise dans l’essai historique et que je combats dans le roman où je brise les automatismes, les conventions.

Comment se prend la décision d’écrire un roman ou un essai historique ?
Ce sont des types d’envie (je n’aime pas le terme d’ « inspiration » qui véhicule trop de choses) très différentes. Celle d’écrire un roman me prend tout à coup, et même si ce sont des thèmes, des personnages qui vivent depuis longtemps en moi, il y a un moment donné où je sais que je dois en faire un roman. Cela se passe généralement au printemps. Je n’ai jamais eu envie d’écrire un roman en plein hiver, en été cela m’est arrivé. Ce n’est pas une question de disponibilité car je peux être surchargé de travail et tout abandonner pour écrire. En revanche, pour l’essai historique, c’est beaucoup plus maitrisé. C’est un travail intellectuel que je peux entreprendre à n’importe quelle époque de l’année. Je choisis généralement des sujets auxquels j’ai réfléchi plusieurs années. Je me suis dit, dès la fin de l’écriture de l’Histoire du mariage en Occident, qu’il faudrait écrire une histoire du célibat et cela a longtemps mûri en moi. Ce qui m’incite à commencer, ce sont des besoins financiers. Mes livres d’histoire se vendent mieux que mes romans, à un moment, je me dis qu’il faut mettre un peu de beurre dans les épinards. Il y a aussi des questions d’actualité. En 1994, quand j’ai fait l’histoire du mariage on parlait peu du célibat ; au tout début des années 2000, j’ai eu l’impression qu’on en parlait plus, je me suis alors dit qu’il ne fallait plus trop attendre si je ne voulais pas qu’on me vole l’idée. Lorsque j’ai le sujet, je contacte un éditeur, qui me donne l’à-valoir pour commencer l’écriture et une date pour rendre le manuscrit. Cette date m’est indispensable. J’ai toujours respecté les dates limites au jour près car ce sont elles qui vont déterminer l’écriture. Toute la partie intellectuelle de mon œuvre se gère assez facilement, c’est la partie professionnelle.

Nouvelle fiction

Qu’est-ce qui vous a poussé à adhérer au mouvement de la Nouvelle Fiction ?
Je me suis rapproché de la Nouvelle Fiction parce qu’elle affirme que ce qu’on appelle « réalité » n’est ni l’ensemble du monde qui nous entoure ni l’ensemble des idées sur lesquelles chacun est plus ou moins d’accord dans notre société consensuelle mais que tout cela n’est en fait qu’une fiction dont il faut trouver le sens, la réalité étant peut-être ailleurs. Le roman, dans cette façon de voir les choses, puise dans les conventions qui nous entourent et montre qu’on pourrait très bien en changer. En inventant d’autres conventions, un autre univers se mettrait à exister, un univers qui deviendrait la réalité. À partir de ce constat, beaucoup de pratiques et de croyances se sont mises en place dans le groupe. Personnellement, comme je suis athée et incapable d’envisager la transcendance, je considère que n’importe quel univers dans lequel nous plongeons – que ce soit celui dans lequel nous avons l’impression de vivre ou celui que nous créons dans le roman – n’est jamais qu’une fiction qui repose sur le néant. Mon adhésion à la Nouvelle Fiction est la conséquence plus ou moins inéluctable de ce que j’ai appelé le mysticisme athée.

Il y a donc des points communs entre la Nouvelle Fiction et votre manière de concevoir l’histoire ?
Si je suis fasciné par l’histoire des lieux communs et des conceptions intellectuelles qui se sont succédé au cours des âges, c’est effectivement dans le même état d’esprit, en étant convaincu qu’aucune construction n’est définitive. La façon dont on envisage les choses les plus évidentes, la spiritualité… tout cela est conditionné par le contexte historique dans lequel nous vivons. Je suis persuadé que la façon dont on regarde le monde dépend des lunettes que d’autres ont mises sur notre nez. Ce sont ces limites-là que j’essaie de briser, que ce soit dans un roman ou dans un livre d’histoire.

Michel Zumkir


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°137 (2005)