Bosquet de Thoran : le songe de l’écrivain

bosquet de thoran

Bosquet de Thoran

Le prix Rossel 1994 a couronné, peut-être plus qu’un livre (La petite place à côté du théâtre, aux éditions Talus d’approche), un écrivain qui cultive toutes les élégances : celles de l’écriture, de la sensibilité, du gout, de la discrétion.

Né (à Bruxelles, en 1933) dans une famille d’artistes, fervent de la musique et de la peinture, Bosquet de Thoran a tracé sa ligne d’écrivain sous le signe de la poésie.

Les premiers livres qu’il signe (Terre habitable, dès 1954, L’invitation chimérique, Petit guide pour la visite d’un château, Naviscence) sont des recueils de poèmes. Et s’il choisit par la suite la prose, il reste poète par les idées, les images, la perception des choses, la musicalité du style.

C’est dans Le songe de Constantin, paru chez Jacques Antoine en 1973, que Bosquet de Thoran trouve sa voix. Un récit aux confins de la méditation philosophique et de l’onirisme, qui entrecroise trois histoires. L’Académie des Jeux, société secrète idéale qui aurait inspiré à l’écrivain allemand Wilhelm Jensen un chef-d’œuvre inachevé que le narrateur déniche dans la bibliothèque du château où s’étiole sa garnison, dans l’attente d’une reprise probable du conflit. Les statues-cibles, comble de la création pure, gratuite, puisque, à peine sculptées, elles sont condamnées à voler en éclats sur la mer, sous les salves des exercices de tir. (Statues-cibles ou l’on tire finalement sur soi-même) La reconstitution de la bataille d’Austerlitz, chargée d’occuper cette garnison qui s’endort, à l’écart du Conflit qui s’enlise. L’ensemble baignant dans une lumière irréelle, pareille à celle qui éclaire la fresque de Piero della Francesca, Le songe de Constantin, placée en exergue du livre, sous la double invocation du doute et de l’espoir.

Récit étrange, troublant, envoutant, dont la beauté austère nous poursuit longtemps. Le ton, le climat, le sens d’une œuvre s’y révèlent. Dans cette attention, à la fois aiguë et pensive, aux frontières incertaines entre l’imaginaire et le réel. Dans l’interrogation lancinante sur le temps. Sans oublier la présence de la mer, vaste comme la vie – et comme la mort.

Bosquet de Thoran publie ensuite, chez Jacques Antoine toujours, un autre récit, Le musée (1976), et un bel essai, Traité du reflet (1986), séparés par les poèmes de Petite contribution à un art poétique.

En 1992, aux éditions de l’Aube, Deux personnages sur un chemin de ronde nous propose, à partir d’un détail d’un tableau de Rogier Vander Weyden, des variations inventives sur les chemins de ronde s’enroulant sans fin sous nos pas, propices aux rappels de la mémoire comme aux échappées du rêve. Un livre aussi poétique, aussi séduisant que son idée de départ, et qui nous donne l’envie d’aller revoir à Bruges, au musée Groeninge, ce Saint Luc dessinant le portrait de la Vierge, et de glisser à notre tour, subrepticement, de la contemplation du tableau à la (re)découverte de nos chemins de ronde.

Deux ans plus tard (un intervalle très court pour ce rêveur, qui apprécie le plaisir des nuances… et les charmes de la nonchalance !), les cinq récits de La petite place à côté du théâtre renouvellent le thème majeur, obsédant, parfois vertigineux, d’une œuvre apparemment lisse, mesurée, contenue : le temps, qu’on n’approche que pour s’y brûler, et ne rejoint que pour y tomber.

Cinq récits où la musique (de Mozart et de Schumann, surtout) a une part privilégiée, où l’allégresse et l’angoisse se frôlent, comme le surprenant et l’inéluctable, le présent et le passé.

Vingt ans après Le songe de Constantin, Bosquet de Thoran, fidèle à son voyage intérieur, explore toujours les mystères, les énigmes, les vérités du temps. Et aspire à saisir cette sensation que l’on a soudain de comprendre enfin, dans un éclair qui déjà s’est éteint, ce qu’est le temps…


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°86 (1995)