De la fourrure et des larmes
Marcel MARIËN (dir.), La Terre n’est pas une vallée de larmes, préface de X. Canonne, Didier Devillez, coll. « Fac-similé », 1996
René MAGRITTE, Paul NOUGÉ, Le catalogue Samuel, préface de Tom Gutt, Didier Devillez, coll. « Fac-similé », 1996
L’éditeur Didier Devillez poursuit la réimpression à l’identique des nombreuses publications qui ont jalonné l’activité surréaliste en Belgique. Les deux titres admirables qui viennent de revoir le jour permettent à nouveau de faire le point sur l’état d’esprit surréaliste au moment même où est exposée la part la plus spectaculaire du legs qu’Irène Hamoir a fait à nos musées.
Irène et Scut font précisément partie des auteurs qu’avait rassemblés Marcel Mariën, en 1945, dans La Terre n’est pas une vallée de larmes, le premier livre à retenir notre attention, où l’on dénombre vingt et une signatures. Par son caractère collectif que souligne le graphisme de sa couverture, l’ouvrage se signale comme s’il était une revue. D’autres indices renforcent cette hypothèse, notamment le projet que partageaient Mariën et Dotremont de faire paraître, dès 1943, L‘Armoire, mais surtout le fait que La Terre aurait dû se poursuivre avec le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui. S’il n’en a rien été, c’est du fait de l’opposition idéologique et des inimitiés chroniques d’André Breton dont l’omnipotence continue de peser trente ans après sa mort et cinquante ans après sa fin de non-recevoir. Dans sa préface à la réédition de La Terre n’est pas une vallée de larmes, Xavier Canonne observe qu’avec un tel intitulé, Mariën faisait un sort à l’un des stéréotypes les plus éculés d’une vision toute judéo-chrétienne du monde et de son destin (la phrase ainsi « reprise » provenant de la Bible, et plus particulièrement des Psaumes). Pour faire bonne mesure, Canonne rappelle qu’en revanche, toujours selon Mariën, « la Terre est une vallée de lieux communs ». Et c’est sans doute pour remédier à cet état de choses que l’on trouve dans la Terre des textes exceptionnels, comme ces Notes de zoologie où Lewis Caroll crée de nouvelles espèces pour notre plus grand ravissement, des « pixies » au « poissonx ». C’est également dans la Terre que Louis Scutenaire livre les premiers extraits de sa monographie sur René Magritte, texte majeur accompagné d’illustrations dont nous ne savons pas si Scut et Mag avaient appris qu’elles concernaient certaines toiles parties en fumée dans les bombardements de Londres, quatre ans auparavant. Dix-huit années plus tôt, en 1927, paraissait un prospectus où la Maison Ch. Muller et S. Samuel présentait « quelques manteaux (de fourrure) ». Paul Nougé écrivit les textes qui allaient figurer en regard des compositions réalisées par Magritte pour ce qui s’appelle désormais Le Catalogue Samuel. Qu’un écrivain prête sa plume pour « habiller » les images d’une collection de vêtements, la chose s’était déjà vue avec Mallarmé qui avait écrit la Dernière Mode. Et, voici une dizaine d’années, Philippe Sollers commettait — dans Marie-Claire — une petite prose pour un tailleur de Georges Rech. Mais, c’est à la faveur de ce Catalogue que Nougé aura des paroles définitives sur la difficulté de choisir, un manteau comme un chemin de vie, à chacun selon ses moyens. Et c’est aussi Scutenaire que Tom Gutt cite en exergue à la préface qu’il consacre à la réédition du Catalogue Samuel Une préface ? A vrai dire, Gutt nous livre une lecture extrêmement fouillée, ramifiée même, sur les circonstances de la parution originale du Catalogue, pour constater non sans cynisme que si « l’édition de 1927 n’était pas à vendre, celle de 1996, si ». Mais qu’est-ce qui fait alors, aujourd’hui, le prix du Catalogue Samuel ? Le degré de rareté de l’original, le texte de Nougé, les collages de Magritte, l’ensemble de ces trois éléments ? Pas le prétexte en tout cas, voué aux gémonies par les militants écologistes et les tops models en mal de bonne conscience. Gutt partage avec Nougé le même mépris pour l’imposture littéraire et artistique. D’où ce ton volontiers polémique qui fait son entrée en matière engagée, là où d’autres ne verront que sentences et menaces. Enfin, si Francis Ponge comparait Nougé à une sorte de quartz, Gutt y voit le diamant absolu, cette pierre dont nous dirons qu’elle est la transparence indurée.
Philippe Dewolf
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°95 (1996)