Et lire lentement…
Carino BUCCIARELLI, Dialogues anonymes, EDIFIE L.L.N., 1998
Aujourd’hui, je lis plus lentement qu’un enfant découvrant ses premières voyelles. J’avance plus prudent qu’un chercheur de mines de crainte de laisser échapper la moindre pépite. Ces derniers mois, pourtant, un seul livre m’a bouleversé au point de le relire plusieurs fois. Il s’agit de Da solo de Nicole Malinconi. Que les autres écrivains ne se fâchent point : la chair est toujours aussi triste mais je n’ai pas lu tous les livres. Non, je lis très lentement et voilà que l’on m’apporte Dialogues anonymes de Carino Bucciarelli. Cela tombe bien car ces trente (et un) dialogues et quelques poèmes réclament une grande lenteur, cette lenteur qu’en quatrième de couverture, Marcel Moreau regrette de ne pas avoir eu le temps de prendre.
Qui sont ces personnages qui s’interpellent au fil des pages ? Rien ne l’indique. D’ailleurs, sont-ils même plusieurs ou bien plus simplement l’image multiple du solitaire face au miroir ? S’agit-il d’hommes, de femmes ? D’enfants, de vieillards ? D’aveugles ou de voyants ? Ne s’échangent-ils pas leurs rôles au fur et à mesure du texte ? Le péremptoire « donneur de leçons » n’en reçoit-il pas plus de celui qui l’écoute ? ne devient-il pas lui-même l’esclave de son disciple ? Les questions, les constats ne reçoivent ici aucune réponse formelle :
— Mes cheveux ont blanchi en quelques semaines.
— Le vent.
Le texte est plus labyrinthe que toile d’épeire. Carino Bucciarelli laisse à l’imaginaire du lecteur la possibilité de ne pas s’engluer (Saurons-nous dans la nuit bâtir une chapelle de mémoire où pas un mur ne viendrait limiter la flamme tiède de nos sens). On voit, dans cet ouvrage, l’outrageante tyrannie de l’enfance faire naître de flamboyants cataclysmes semant les feux de poètes despotes.
Une inquiétude naît de ces contemplations orientales (Une odeur sur la mer m’a empêché de ramer), de ces mécanismes quotidiens (Ce n’est pas ce matin, oh non, que je découvre sous mon oreiller un nez arraché à un visage d’homme), de ces angoisses impalpables qui tiennent l’observateur en éveil (Comment veux-tu que je dorme quand nos murs sont l’abri d’un théâtre exaltant? ). Angoisses que l’on tente de dissimuler en avouant une certaine sérénité. Mais cet aveu n’est-il pas, en fait, un cri de peur ? Histoire d’une chute vers le sommeil est le titre du premier des cinq poèmes constituant la seconde partie du livre. Le plus long (44 pages). Il est aussi le titre de ce recueil. Poésie de paradoxes et de questionnements. Celui qui s’endort commence un voyage (une chute) dont il ne peut prévoir s’il débouchera sur le rêve ou le cauchemar (La taie où je me noie / boit ma sueur). Temps, volumes, espaces se confondent (Le vide s’appelle Plein / et le plein Vidé). Le sommeil est-il plongé dans l’enfance ou naufrage des jours à venir ? Chute de plomb ou lente dérive de plume ? Une réponse est-elle possible après avoir constaté que Je deviens voix / et absence de chair / comme je deviens chair / et absence de voix. Le « je » est ici moins anonyme que dans les Dialogues. Il n’en est pas moins confronté aux mêmes doutes. D’anciens cauchemars reviennent, des rêves s’ébauchent. Le réel n’est-il qu’une apparence ? un sentiment ? Aucune certitude. Mais l’impuissance de l’homme devant l’inexplicable vie : Mon poème / comme tous mes poèmes /parlait / d’hommes et de femmes / aux prises / avec des joies / trop fortes /pour leur cœur étroit. Mêmes questions, autre manière d’écrire. La prose de Carino Bucciarelli a une indéniable force poétique. Fallait-il, dès lors, la mettre en poème dans la seconde partie ? Je n’en suis pas certain. Pour ma part, j’aurais préféré continuer de me laisser emporter par cette musique du début plutôt que de me heurter à ce rythme (volontairement ?) brisé. Mais ce n’est là que l’avis d’un autre qui écrit.
Joseph Orban
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°104 (1998)