L’auteur et ses doubles
Carino BUCCIARELLI, L’inventeur de paraboles, Luce Wilquin, 1997
On ne se méfie jamais assez des préfaces. Celle de L’Inventeur de paraboles feint de nous éclairer sur l’origine du nouveau livre de Carino Bucciarelli. L’auteur, désigné par l’initiale C. (comme Carino ?), raconte comment L, un ancien ami au caractère instable quitté cinq ans plus tôt en de mauvais termes, lui adressa les récits qu’on va lire, avant de mourir dans des circonstances étranges. On aura reconnu le vieux subterfuge de la correspondance retrouvée ou du manuscrit découvert dans un grenier, par lequel les romanciers d’autrefois se dédouanaient de l’audace de leurs écrits. En réalité, cette préface est déjà une fiction, la première de ce remarquable recueil de nouvelles.
Bucciarelli s’y invente un double, auteur imaginaire dont il ne serait que le prête-nom. Avant même de l’avoir compris, nous voici happé dans un monde gouverné par la métamorphose, le transfert et le dédoublement de personnalité. La terrible incertitude d’être au monde qui s’empare des personnages et les confine dans un refuge mental, voilà l’impression ressentie par le lecteur au fur et à mesure qu’il pénètre dans cet univers. L’année dernière, La Main avait révélé en Bucciarelli un conteur d’une grande maturité, capable de créer, à partir de prémices impossibles, un monde cohérent et envoûtant habité par un singulier bestiaire, de revêtir l’étrange et le merveilleux de l’apparence la plus naturelle du quotidien, de mettre au jour les gouffres inconnus de l’expérience humaine. Ces qualités se retrouvent à un haut coefficient dans les nouvelles de L‘Inventeur de paraboles. Raison et déraison, songe et veille, objectivité et subjectivité cessent d’être antinomiques pour se fondre en une seule, inquiétante et dangereuse réalité.
En vérité, ce monde est chargé de violence : la souffrance, l’angoisse, la peur harcèlent sans cesse les héros fragiles de Bucciarelli qui, pour échapper à leur condition insupportable, se réfugient, au risque de la folie, dans le jeu et la pratique d’une schizophrénie méthodique.
« J’ai de très mauvaises fréquentations. La dernière en date s’appelle Emilie, je l’ai découverte dans un tiroir de mon bureau. Il faut dire, Emilie est très petite ; je peux me déplacer en ville avec elle dans ma poche. A peine ai-je rencontré une connaissance et entamé une conversation, la voilà qui grimpe le long de ma veste [et] se mêle sans vergogne à la discussion. Comment pourrais-je passer pour un père tranquille alors qu’elle tient des propos bouleversants ? » (Mes mauvaises fréquentations) ; « Ma disparition me fit éprouver un émoi inusité, je peux même dire qu’il s’agit là de l’événement essentiel de mon existence. Je m’aperçus de mon absence peu de temps après mon retour du travail. A cette heure-là, je devais me trouver dans la salle de bains prenant une douche […] Mais dans la cage de verre où je me lavais habituellement, personne » (La Disparition) ; « Je souffre d’une pénible maladie. Je ne peux penser intensément à une chose vivante sans immédiatement me transformer en cette chose. Les situations impossibles dans lesquelles me met ce mal sont sans nombre » (Maladie) ; « J’entretiens avec mes sentiments des rapports, comment dire ? personnels. Situés dans l’abdomen, vraisemblablement vers la partie centrale de l’estomac, mes sentiments se comportent quelquefois en enfant capricieux […] Cette présence au fond de moi me paraît à ce point détachée de ma personne que j’éprouve fréquemment le besoin de nommer le phénomène. Amédée, voilà comment je les ai baptisés. Comme il leur va bien, ce prénom stupide à souhait. » (Mes sentiments et moi). S’il faut une imagination forte pour inventer de tels incipits, il faut un talent non moins sûr pour en tenir toutes les promesses et les mener à leur conclusion avec une logique irréfutable. On pensera ici à Kafka ou à Cortázar (Le Jeu), ailleurs à Perec (Choix d’un sujet) ou au Queneau du Vol d’Icare (Un cas insoluble). Ces parentés proches ou lointaines importent peu tant Bucciarelli impose avec force un univers singulier. Depuis Jean Ray et Thomas Owen, on se plaît à voir dans la Belgique une « terre de fantastique ». Avec Carino Bucciarelli, comme avec Yves Wellens et ses excellents Contes des jours d’imagination (Devillez), la relève paraît assurée. Pour nous, que le naturalisme ennuie et que la psychologie fatigue, c’est une excellente nouvelle.
Thierry Horguelin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°100 (1997)