Cahiers de l’Herne : Simenon

Georges Simenon, encore… et toujours ?

Laurent DEMOULIN (dir.), Simenon, Cahiers de L’Herne n°102, L’Herne, 2013

cahier de l'herne simenonIl y a quelque paradoxe à voir paraître en 2013 une nouvelle (et énième) monographie critique sur Georges Simenon : depuis son décès en 1986, sans compter les rééditions en livres de poche, souvent accompagnées d’une lecture plus ou moins approfondie, et les traductions en langues étrangères, les études sur l’œuvre se sont multipliées. Biographies critiques, approches diversifiées (Simenon et la photographie, Simenon romancier, les débuts de Simenon, Simenon et Liège, Simenon et les femmes…), revues à lui consacrées (Cahiers Simenon, de l’association Les Amis de Georges Simenon, et Traces, revue du Centre d’études Simenon de l’ULg), ainsi que les vingt-sept tomes de Tout Simenon dans la collection Omnibus, plus les trois tomes de Romans édités dans la Bibliothèque de La Pléiade en 2003 et 2009 : rarement un écrivain du XXe siècle aura suscité un déferlement éditorial aussi constant et fécond, qui indique à suffisance combien Simenon, son œuvre et sa vie, fascinent et restent une source inépuisable de questionnements et d’ajustements. Des expositions, ainsi que les adaptations télévisées des Maigret, incarné par Bruno Cremer, d’une grande longévité (cinquante-quatre épisodes, de 1991 à 2005), ont encore joué un rôle dans l’engouement du public pour Simenon, et contribué à entretenir sa popularité.

Mais quels sont les lecteurs de Simenon aujourd’hui ? En dehors du Chien jaune ou du Pendu de St-Pholien des programmes scolaires, qui, dans les nouvelles générations, lit encore Simenon ? Mettons sur le côté les textes autobiographiques, l’intéressant Pedigree comme les Mémoires intimes. Evacuons également les assommantes Dictées, qui réécrivent la geste simenonienne de manière souvent complaisante et lourde, quoiqu’en pense François Truffaut qui les trouvait « passionnantes ». Quelle est alors aujourd’hui la force littéraire de ces « livres qui comptent » chez Simenon ? Quels sont ses chefs-d’œuvre, peut-être davantage inscrits dans une époque bien réelle – en gros, un panorama d’une certaine société des années 40 et 50 – que dans une soi-disant intemporalité, encore plus trompeuse que le raccourci de la fameuse « atmosphère simenonienne » – qu’il vaudrait mieux mettre au pluriel, tant les variations y sont grandes.

On trouve des pistes et des tentatives de réponses dans le volume Simenon que publient Les Cahiers de L’Herne. Sous la houlette, pleine d’empathie et d’esprit de découverte, de Laurent Demoulin, conservateur du Fonds Simenon à l’Université de Liège, ce fort volume brasse une étonnante quantité d’informations, de réflexions et de points de vue, rédigés par les meilleurs commentateurs de Simenon (Assouline, Lemoine, Dubois, Bajomée, Dumortier, Carly…) et d’autres signatures souvent illustres, quand il s’agit d’articles plus anciens : Thomas Narcejac (l’un des premiers à décortiquer l’ensemble de l’œuvre en 1950), Maurice Nadeau, François Nourrissier, ou encore Roger Nimier, qui en 1954, observe très justement le poids névralgique du passé dans la destinée du personnage simenonien : « Ce passé est un avenir présent. Il dévore le présent, tue lentement tout ce qui veut vivre. » N’y verrait-on pas un parallèle avec l’enfant d’Outre-Meuse lancé dans son irrésistible ascension (vers la célébrité, la richesse, les femmes, le monde), incarnant « le Hemingway wallon » (selon Patrick Roegiers), mais qui, n’ayant jamais pu oublier sa naissance dans un milieu de petites gens à Liège, finit ses jours dans une maison modeste de Lausanne ?

Des entretiens accordés par Simenon, on lira la retranscription du mémorable Apostrophes accordé à Bernard Pivot en novembre 1981, ainsi que des extraits d’une autre entrevue, avec le professeur de l’ULg Maurice Piron et Robert Sacré, en 1982. S’y ajoutent également de la correspondance (Fellini, Gide, Henry Miller, Anaïs Nin…), quelques textes inédits, assez parcimonieusement dispersés dans le volume il est vrai, et surtout le regard porté sur Simenon par des écrivains d’aujourd’hui : Philippe Delerm, Emmanuel Carrère (qui a adapté deux Simenon pour la série télévisée), Philippe Claudel, Jean-Philippe Toussaint, Christine Montalbetti, Jacques De Decker, Jean-Baptiste Baronian, Bernard Gheur, ou encore, plus surprenant, Eugène Savitzkaya. Ajoutons enfin une étude de Dominique Meyer-Bolzinger, qui revient sur une filiation relevée par plusieurs contributeurs : Simenon et l’auteur de Rue des Boutiques obscures et de Un pedigree, Patrick Modiano.

Alain Delaunois


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)