« Poète national », ami du roi Albert Ier, connu dans toute l’Europe, « quasi »-prix Nobel (il aurait pu le recevoir l’année où son ami Maeterlinck fut couronné), pourfendeur des va-t-en guerre teutons, Emile Verhaeren connut une mort stupide en 1916, écrasé par le train qui devait le ramener de Rouen à Paris.
Après plusieurs péripéties dues à la période de guerre, son corps revint finalement dans son village natal de Saint-Amand-sur-Escaut : le 9 octobre 1927, ses restes sont inhumés dans un tombeau majestueux face au fleuve qu’il a chanté, où son épouse Marthe le rejoindra en 1955. Sans se préoccuper du fait que le poète a composé l’ensemble de son œuvre en français, la jolie commune de Saint-Amand a multiplié les hommages à Verhaeren : à deux pas du tombeau, un parvis accueille la statue d’un Verhaeren déclamant avec flamme, face au fleuve, et, à un jet de pierre, au centre du village, le Musée provincial Emile Verhaeren offre ses collections, dans une présentation parfaitement bilingue.
Un destin hors du commun
Emile Verhaeren est donc né en 1855 à Sint-Amand, fils d’un père francophone, commerçant de la capitale et d’une fille de bonne famille locale, propriétaire d’une fabrique d’huile. Comme tous les enfants de la bourgeoisie flamande de l’époque, Verhaeren fut éduqué en français, bien qu’il parlât le flamand dans la vie quotidienne du village. Envoyé faire ses études secondaires à Bruxelles, puis à Gand, chez les Jésuites, Verhaeren fut un élève assez dissipé, mais vite passionné par la littérature et la poésie françaises.
Peu attiré par le travail dans l’entreprise familiale, Emile décide d’aller étudier le droit à Louvain. Il mène une vie insouciante d’étudiant, mais commence à écrire et publie ses premiers poèmes dans une petite revue qu’il fonde avec des amis, La Semaine des Etudiants. Devenu docteur en droit à 26 ans, il entre en stage chez l’avocat et sénateur socialiste Edmond Picard, qui aura une grande influence sur lui, autant sur le plan artistique qu’idéologique.
Plus féru de peinture et de poésie que de droit (il abandonnera le Barreau après deux ans), Verhaeren devient rapidement critique d’art pour la revue L’Art moderne, que Picard vient de fonder. Il collabore aussi à la célèbre revue d’avant-garde La Jeune Belgique et contribue à faire connaître les jeunes talents qui, à l’instar de l’Ostendais James Ensor, sont occupés à renouveler de fond en comble la scène artistique belge.
L’amour et l’engagement
Parallèlement, Verhaeren entame sa carrière poétique avec le recueil Les Flamandes, paru en 1883, suivi d’autres recueils plus sombres, consécutifs à la disparition de ses parents. La vie du poète connaît un tournant décisif en 1889 : Verhaeren a le coup de foudre pour Marthe Massin, une jeune artiste liégeoise, préceptrice chez un comte des environs. Ils se marient en 1891 et s’installent à Bruxelles. S’ouvre alors, pour le poète, une période très féconde, qui concrétise les deux versants de son œuvre : poèmes d’amour avec les trois recueils des Heures, dédiés à sa jeune épouse ; poésie engagée, progressiste, avec les Campagnes hallucinées (1893) et les Villes tentaculaires (1895), où il s’inquiète de la désertification des campagnes flamandes et de la paupérisation des paysans contraints à quitter la terre.
Verhaeren a écrit à une époque charnière pour la littérature flamande : pour les écrivains de sa génération, il restait impensable d’écrire autrement qu’en français. Il faudra attendre la génération d’Auguste Vermeylen (né en 1872) pour voir émerger des écrivains néerlandophones pouvant publier leurs œuvres dans leur langue maternelle. Cela n’empêcha pas Verhaeren, à travers ses recueils destinés à chanter la Flandre, de faire connaître sa région natale à travers toute l’Europe.
Le musée de Saint-Amand
Pour mettre en scène la vie littéraire de Verhaeren, le musée de Saint-Amand a fait un pari esthétique simple et fort : s’inspirant du tableau La Lecture, de Théo Van Rysselberghe (Musée des Beaux Arts de Gand), qui représente une réunion d’artistes discutant autour d’une table, la scénographie a adopté le motif de la table comme support : « Dans cette toile, la table n’est pas seulement un meuble familier sur lequel Verhaeren écrivait ses poèmes et ses articles. Elle représente en même temps un lieu où souffle l’esprit, destiné à la rencontre, la discussion, la réflexion, la méditation »[1].
Les tables, réalisées en bois noble et éclairées avec sobriété, proposent toute une série de documents (photos, lettres, manuscrits, éditions originales), présentés dans des fenêtres ménagées sur le tablier ou dans des tiroirs. L’effet est esthétique et original, alors que les murs extérieurs de la salle présentent des tableaux d’artistes amis du poète.
Le musée Verhaeren comprend une grande salle et une plus petite. En dehors des expos temporaires, les deux salles regroupent l’ensemble des collections du musée. Par contre, les expositions temporaires occupent toute la grande salle et la petite présente l’œuvre du poète. C’est ce qui se passe durant cet été 2012, où le musée propose une exposition particulièrement intéressante sur « Emile Verhaeren et le Caillou-qui-Bique », réalisée en collaboration avec Mons 2015[2].
Le Caillou-qui-Bique
C’est en août 1899 que Marthe et Emile Verhaeren séjournent pour la première fois, à la ferme-auberge Laurent, située au hameau du Caillou-qui-Bique, dans la commune boraine de Roisin. Ils suivaient ainsi un conseil de la veuve de Georges Rodenbach, originaire de la région. Loin de s’y ennuyer, comme il le craignait de prime abord, le poète tomba amoureux de ce coin campagnard, proche de la frontière française.
Depuis environ un an, le couple a quitté Bruxelles pour s’installer à Saint-Cloud, près de Paris, mais le Caillou va devenir leur seconde résidence et le lieu de travail idéal pour le poète et son épouse qui y a son atelier de peinture. Chaque année jusqu’au début de la guerre 14, les Verhaeren passeront plusieurs mois par an dans la petite maison que l’aubergiste Léon Laurent, devenu leur ami, leur aménagera dans une partie des communs de sa ferme.
Le Caillou-qui-Bique doit son nom à un gros rocher dont la légende prétend que le diable l’aurait laissé choir au bord du sentier longeant la rivière Honnelle, au beau milieu des bois. Au début du siècle passé, on n’y arrivait que par des chemins de terre, après avoir marché pas mal de temps dans la campagne, en descendant du train à l’arrêt d’Angreau. C’était un endroit extrêmement calme, dont le seul établissement, la crèmerie Laurent, n’était fréquenté, le dimanche, que par les bourgeois du coin qui venaient s’y détendre en jouant aux quilles et en buvant des bocks de bière.
Une Arcadie boraine
Verhaeren s’épanouira dans ce cadre idyllique, travaillant d’arrache-pied, multipliant les longues promenades dans les campagnes avoisinantes et recevant ses nombreux amis artistes, peintres et écrivains, comme Stefan Zweig, son traducteur en allemand. Grand admirateur du poète, ce dernier passera cinq étés au Caillou, consignant ses souvenirs dans un livre paru en 1917, peu après la mort du poète: Souvenirs sur Emile Verhaeren.
Ce petit livre abonde en descriptions émues et enthousiastes de la vie auprès de Verhaeren, dans sa retraite champêtre : « Là, au Caillou, et là seulement, on le trouvait tout entier ; en veste de velours, sans col ni cravate, par tous les temps, par la tempête ou le clair soleil, il se promenait, allait et venait, en toute liberté de corps et d’esprit, sans entrave et sans lien. Il n’y avait plus de visites importunes, les tentations, les distractions : il s’appartenait à lui-même »[3].
Quantité d’amis célèbres passaient le seuil de la maisonnette : Gabrielle et Constant Montald, Maria et Théo Van Rysselberghe, Juliette et William Degouve de Nuncques, Camille Lemonnier, Jules Destrée, Maurice Ruffin, Cyrille Buysse, Emile Claus[4]. C’est que, au tournant du siècle, Verhaeren était déjà très célèbre à travers l’Europe. Ce qui fit dire à Stefan Zweig, à propos du Caillou : « C’est un point cardinal d’Europe dans l’invisible »[5].
L’exposition multiplie les documents originaux, photos, correspondance, manuscrits, tableaux de Marthe Verhaeren ou d’autres peintres amis, citations d’écrivains proches de Verhaeren, témoignages d’habitants de la région, ainsi qu’un certain nombre de documents audiovisuels consacrés au poète.
Signalons d’autre part que la Fédération du tourisme de la Province de Hainaut a bien mis en valeur le site du Caillou en traçant une promenade de 4 km, le « Circuit des Pierres », jalonnée de pierres gravées de vers du poète. On y découvre aussi la statue du poète, ainsi qu’un Espace muséal explicatif, qui retrace la vie de Verhaeren et ses séjours au Caillou à l’aide de reproductions de documents et d’illustrations.
René Begon
[1] Emile Verhaeren (1855-1916), Musée provincial Emile Verhaeren, 2005, p. 3.
[2] « Emile Verhaeren et le Caillou-qui-Bique », Musée provincial Emile Verhaeren, Emile Verhaerenstraat, 71, 2890 Saint-Amands-sur-Escaut.
[3] Stefan ZWEIG, Souvenirs sur Emile Verhaeren, Bruxelles, 1931, p. 76 (traduit par Franz Hellens).
[4] Rik HEMMERIJCKS (conservateur du musée), Emile Verhaeren et le Caillou-qui-Bique, Musée Provincial Emile Verhaeren, 2012.
[5] Stefan ZWEIG, op. cit., p. 67.