Un anniversaire : Camille Lemonnier est décédé il y a cent ans

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Camille Lemonnier

Camille Lemonnier, né à Ixelles le 23 mars 1844, est décédé dans la même commune le 13 juin 1913. Surnommé le « Maréchal des lettres belges », il a laissé une œuvre considérable : plus de 70 volumes de romans, contes, nouvelles, récits autobiographiques, essais sur l’art et la Belgique, adaptations théâtrales et musicales et de très nombreux articles, discours et préfaces disséminés dans la presse périodique. Il est aussi le premier écrivain belge qui ait vécu principalement de la vente de ses œuvres. On évoquera rapidement ici l’actualité de la recherche à son sujet ainsi que quelques publications présentes ou à venir.

Camille Lemonnier était le fils d’un avocat louvaniste francophone et d’une mère d’origine flamande, qui mourut lorsqu’il avait deux ans. Il fut élevé par ses grands-parents. Son père souhaitait qu’il fît des études de droit, mais, après avoir pris ses inscriptions, Lemonnier délaissa les cours universitaires pour fréquenter les ateliers de ses amis peintres et se lancer dans la critique des Salons de peinture (Salons de Bruxelles, 1863 et 1866). Il fut employé pendant trois ans dans les bureaux de l’administration provinciale du Brabant. À la mort de son père, en 1869, Lemonnier s’installe en bord de Meuse, au château de Burnot. Il y cultive un sens de la nature qui inspirera nombre de ses œuvres futures. En 1871, il est réquisitionné avec son cousin, le peintre Verdeyen, pour enterrer les cadavres des victimes de Sedan. Il en tire un pamphlet pacifiste (Sedan, 1871, réédité sous le titre Les Charniers). Ce livre sobre et émouvant lance véritablement sa carrière d’écrivain. Celle-ci se déroule sur plusieurs plans simultanés, parce que Lemonnier, toujours pressé par les besoins d’argent, marié à présent et bientôt papa de deux filles (Marie et Louise, nées en 1872 et 1876), tente à la fois de vendre au mieux ses œuvres et de s’imposer comme un artiste moderne. Critique d’art et auteur d’essais sur l’histoire de la peinture et sur la Belgique, bon dessinateur lui-même, Lemonnier défend la réputation d’un art national, propre à souder l’identité belge, qui a su incorporer les valeurs des différents courants de l’art moderne comme le réalisme et l’impressionnisme. S’il appréciait personnellement l’œuvre de Rops, celle de Meunier, d’Émile Claus ou d’Henri de Braeckeleer, auxquels il a consacré des pages perspicaces, Lemonnier n’a pas su reconnaître la valeur du symbolisme (ou « idéalisme ») pictural de la plus jeune génération. Mais ses essais ont servi de modèles à Émile Verhaeren, qui fut le critique attitré des salons de l’avant-garde à la fin du siècle.

Lemonnier a longtemps été considéré comme « un des représentants les plus originaux en son pays du naturalisme français » (Gustave Vanwelkenhuysen). Il doit en effet sa reconnaissance parisienne aux liens noués avec des auteurs comme Joris-Karl Huysmans ou Léon Cladel qui font partie de ce mouvement. Comme eux toutefois, il a dû prendre ses distances avec Émile Zola, le chef de file du naturalisme, dont la puissance de travail et l’immense succès populaire laissaient peu de place à ses disciples. Même lorsqu’il serre au plus près les thèmes de Zola, comme le travail industriel dans Happe-Chair (1886), ou la généalogie d’une grande famille (La Fin des Bourgeois, 1892), Lemonnier laisse libre cours à une fantasmatique personnelle bien éloignée de celle de son modèle. Dans le lexique comme dans de nombreuses descriptions, il y a chez lui une rhétorique de l’excès qui fait probablement l’essentiel de son originalité. Par là même, son œuvre s’ouvre à des lectures plus diverses, surprenantes, que l’on ne peut enfermer dans le cadre réducteur du Roman expérimental zolien de 1880.

La Fin des Bourgeois contient ainsi la description d’une maison familiale menacée par « d’étranges lézardes », une jeune fille prophétique et un pressentiment de la mort comparables aux situations et aux personnages des pièces de Maeterlinck. Cette dimension a été bien perçue par le Mercure de France qui écrivait : « L’apparition du symbole dans l’art de M. Camille Lemonnier, jusqu’aujourd’hui l’un des plus conscients et sincères ouvriers du roman de vérité concrète, est un fait littéraire notable […] pour qui peut s’élever, bien au-dessus du réel et du sensible, dans les régions où planent les principes, et possède en même temps la faculté de saisir les analogies, le symbole devient nécessaire, comme étant le signe en quoi il est possible de condenser le plus de vérité. » [1] De naturaliste, l’écrivain se voyait ainsi annexé au symbolisme, comme il le sera plus tard au naturisme (L’Île vierge, 1896). Le très beau roman qu’est Thérèse Monique (1882), récemment réédité, apparaît ainsi comme une sorte de « chaînon manquant » entre Nana de Zola (1880) et Bruges-la-morte de Rodenbach, qui paraîtra dix ans plus tard. Le héros s’y trouve écartelé entre sa passion pour Nini, une jeune comédienne aux mœurs légères, et l’héroïne éponyme, que son veuvage condamne à être une sorte de morte vivante dans le Louvain de la fin de siècle. Plusieurs effets de la résonance romantique entre la ville et l’état d’âme du héros se découvrent dans le roman de Lemonnier. La première rencontre de Thérèse se déroule dans le cadre topique d’un espionnage provincial, où chaque fenêtre et chaque encoignure se peuplent de regards, comme dans le célèbre passage de Bruges-la-morte sur la « trahison des miroirs ».

Ce qui frappe surtout le lecteur moderne, c’est l’inversion des rôles sexués qui, de roman en roman, apparente Lemonnier à la tradition des romans de la femme menaçante telle que des auteurs comme Barbey, Péladan, Huysmans, Villiers ou Bloy l’exposent au même moment avec un mélange de sadisme et de vocabulaire catholique caractéristique de l’époque[2]. À l’instar de la Fille Elisa des Goncourt, nombre de ses héroïnes connaissent des périodes de nymphomanie irrésistible. Dans Happe-Chair, Clarinette se livre à toutes sortes de débauches, mais le plus curieux est la fin du roman, où le brave Huriaux, l’ouvrier modèle, trouve le bonheur à éduquer sa fille en étant « à la fois pour elle le père et la mère confondus dans une unique et indissoluble personne. » Cet être hybride prolonge L’Homme-femme (1872), le récit d’Alexandre Dumas fils, et les incertitudes identitaires de la fin de siècle.

Pour Lemonnier, « l’écriture artiste » des Goncourt et de Zola est l’occasion de pousser ses descriptions à l’outrance, vers l’horreur ou les perversions. De ce point de vue, il n’est pas faux d’en faire un écrivain décadent. Une dimension quasiment publicitaire s’accorde à ces provocations. On le voit en 1888 lorsque l’écrivain donne au Gil Blas, journal littéraire parisien qui est à la recherche de récits destinés à stimuler les ventes, une nouvelle L’enfant du Crapaud, qui marque le début d’une longue collaboration. Ce récit très caractéristique de la manière du second naturalisme combine la description d’un fait divers social (une grève dans le Borinage) avec un récit fantasmatique (la cabaretière Marcelle se donne à tous les hommes du village pour que se prolonge la grève). La justice française poursuivit l’auteur pour outrage aux bonnes mœurs, ce qui lui valut la notoriété parisienne et des contrats plus intéressants. Mais P’tite, la jeune héroïne du Mâle, qui enlace amoureusement le cadavre de Cachaprès, ou les quatre femmes de L’homme en amour (1897) mettent en scène des comportements non moins extrêmes.

Pour une part, Lemonnier reste donc un écrivain à redécouvrir, tant son œuvre est diverse et bien éloignée de l’image un peu conventionnelle qu’on en a parfois. À l’occasion de cet anniversaire, l’Académie royale de langue et de littérature françaises va publier cette année encore la biographie de l’écrivain à laquelle Philippe Roy travaille depuis de longues années. On devrait également voir paraître un recueil de 124 contes de Lemonnier inédits en volume, choisis et présentés par Jacques Detemmerman ainsi que la bibliographie complète de l’auteur, par Jacques Detemmerman et Gilbert Stevens. La revue Textyles a pour sa part mis en chantier une livraison consacrée à Lemonnier, sous la responsabilité de Benoît Denis.

Les ouvrages suivants sont disponibles dans la collection Espace Nord : L’École belge de peinture, La Fin des bourgeois, Happe-Chair, Sedan ou les charniers, Thérèse Monique, Un mâle.

Du côté des archives, les nouvelles sont plus inquiétantes. On sait que la Commune d’Ixelles ne peut plus (ou ne veut plus) assumer la gestion du Musée Lemonnier sis dans la maison des écrivains de la chaussée de Wavre. Les documents sont actuellement consultables (moyennant l’autorisation du collège !) aux archives de la commune (168 chaussée d’Ixelles), et les œuvres d’art sont déposées au Musée d’Ixelles. Cette situation ne facilitera pas la vie des chercheurs.

Paul Aron


[1] A. VALETTE, dans le Mercure de France, 1890, 1, p.296-7, cité dans Gerhard DAMBLEMONT, « Les symbolismes français et belge dans le Mercure de France« , dans « La réception du symbolisme belge », Œuvres et critiques, XVII, 2, Gunter Narr Verlag,1992,  p. 44.

[2] Voir l’étude classique de M. PRAZ, La chair, la mort et le diable dans la littérature du 19e siècle. Le romantisme noir, Traduit de l’italien par Constance Thompson Pasquali, Denoël, 1977 ainsi que les citations finement comparées par J. de PALACIO, Figures et formes de la décadence, Séguier, 1994 dans son chapitre intitulé « la féminité dévorante, sur quelques images de manducation dans la littérature décadente ».


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°179 (2013)