L’obscur désir de l’objet
Xavier CANNONE et Christian BUSSY, Marcel Mariën, Crédit communal, 1994
Ce qui distingua le surréalisme d’un quelconque mouvement artistique, c’est de se vouloir une attitude, une façon d’être au monde, hors de toute préoccupation esthétique. L’aventure poétique et plastique de Marcel Mariën doit être jugée à cette aune. Entre les tracts, objets, photos, collages, film, textes et aphorismes, il ne saurait y avoir de solution de continuité.
Un seul parti pris de retournement des idées reçues gouvernait les activités de l’animateur des Lèvres nues. Dans un ciel magrittien flottent des poissons découpés dans une carte géographique : c’est le Miroir du ciel. « Ici comme ailleurs », il s’agit de « traquer la bête folle de l’usage », disait André Breton dans les pages du Surréalisme et la peinture où il appelait à une « révolution totale de l’objet ». Au collage, à l’objet (mais qu’est-ce qu’un objet, sinon un collage à trois dimensions ?), Mariën réserve un rôle allègrement perturbateur : sait-on à quoi rêvent les clés ? La Méditerranée est-elle une île ? Avez-vous déjà serré la main de Houdini ? La négation de l’ordre des choses loge au cœur du désir. Elle commande une interrogation systématique des ressources de la représentation, celles-ci étant confrontées avec les ressources du langage — soit que le collage intègre des mots ou des corps de phrases, soit, en général, dans le rapport énigmatique ou provocant du titre à l’œuvre, entre lesquels le sens circule comme un courant électrique, érotique, entre deux pôles. « Eau », le traître-mot, s’écrit avec des allumettes. Usant du corps de la femme comme du plus somptueux des écritoires, Mariën tire réciproquement des images de la pornographie « hard » une charge inattendue de provocation objective.
« Iconoclaste iconolâtre », dit de lui Xavier Cannone dans l’étude détaillée qu’il lui consacre en tête du catalogue de l’exposition rétrospective « Marcel Mariën, le lendemain de la mort » (La Louvière, 1993), que Christian Bussy conclut par une évocation d’un ton plus personnel. Contre les images, oui, mais tout contre. Puisque rien ne semble devoir endiguer la prolifération d’images nulles qui encombre notre paysage sensible, puisque le fac-similé dispute ses droits à l’original, autant se battre sur le terrain de l’ennemi en instillant la subversion au cœur même des images. A l’imagerie religieuse, publicitaire (n’est-ce pas la même chose ?), artistique enfin (l’art n’est-il pas le dernier refuge du sacré ?), Mariën fait subir tous les détournements possibles. Il oppose les puissances du faux aux séductions du factice. A l’industrieuse production catholique d’icônes et d’objets de piété (piétinée déjà dans une séquence de Y Imitation du cinéma), il riposte par la fabrication d’autres images et d’autres objets : un buste du Christ pointant le Sacré Cœur est adorné de l’irrévérencieuse mention : Marque déposée. Le Bordel imaginaire répond au Musée cher à Malraux. Mondrian finit en moulure, les fresques d’Herculanum en papier peint.
Le prosaïsme des matériaux, la prédilection pour les objets quotidiens (Mariën partage avec Dominguez un goût marqué pour les boîtes de sardines) et l’humour à ras-de-terre qu’ils impliquent quelquefois, le pouvoir fascinant de la banalité ne s’avancent que pour mieux faire l’objet d’un déplacement, source de malaise ou de rire, de perplexité ou de trouble poétique. La totale indifférence de Mariën à la « finition » témoigne enfin d’un défi maintenu à l’égard de tout souci artistique. Mariën aurait pu dire, comme Breton : « Les futures techniques surréalistes ne m’intéressent pas ». Ce refus de composer, à l’heure où un certain poncif surréaliste envahit la publicité, lui a plutôt réussi. On s’en convaincra en parcourant ce catalogue, qui rassemble, dispose et reproduit avec soin objets, collages et photographies (l’imposante bibliographie » a toutes les chances d’être exhaustive à sa date). Leur pouvoir d’ébranlement reste intact.
Thierry Horguelin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)