Impossible d’étudier Ghelderode sans tomber sur un des ouvrages que Roland Beyen lui a consacrés. Difficile de parler de ce professeur à la K.U.L. sans que surgisse la figure du grand dramaturge, tant l’œuvre du chercheur semble liée à celle de l’écrivain. Leurs noms sont de nouveau associés aujourd’hui avec la parution, chez Labor, du tome II de la correspondance de Ghelderode. Le résultat d’un travail de trente années qui a permis à Roland Beyen de retrouver environ quinze mille lettres. Dans l’entretien que ce détective frémissant nous a accordé, on s’apercevra que la recherche d’une identité peut en cacher une autre.
Le Carnet et les Instants : Comment avez-vous contracté la ghelderodite ?
Roland Beyen : L’histoire remonte loin. Mon père, mon grand-père étaient pêcheurs à Nieuport. Rien ne me prédisposait à travailler un jour sur la littérature française de Belgique. C’est un abbé, un professeur de 4ème latine qui, le premier, a éveillé mon intérêt pour cette littérature. Il nous a lu du Verhaeren, un poème sur Nieuport et ses tours. J’y reconnaissais quelque chose de moi-même. J’ai poursuivi mes humanités à Ostende, où un autre abbé m’a fait lire Barabbas. Il m’a dit qu’on pouvait parfois rencontrer Ghelderode sur la digue, où il se promenait, et un jour, il me l’a montré. J’ai vu cet homme de loin : l’unique fois de ma vie, parce que quand j’ai commencé à m’y intéresser professionnellement, il était déjà mort. Ce jour-là, je ne l’ai pas abordé ; il est resté une figure qui s’éloigne.
Je voulais devenir prêtre à l’époque, comme tout le monde en Flandre occidentale. Sans ce désir, je n’aurais d’ailleurs pas pu continuer mes études, mon père m’aurait emmené travailler avec lui. Au séminaire de Bruges, j’ai fait une adaptation de Barabbas, à partir d’une traduction de la pièce en néerlandais (je ne parlais pas français à l’époque), pour un spectacle de Carême. Puis l’évêque m’a envoyé faire la romane à Louvain. Et je ne parlais pas français ! En définitive, j’ai quitté le séminaire au bout de quelques mois mais je suis resté en romane…
Joseph Hanse, le professeur chez qui j’avais fait mon mémoire (sur l’image de la Campine dans les lettres belges), nous avait un peu parlé de Ghelderode. J’avais vu, en 58, une représentation bouleversante de Pantagleize par des étudiants flamands. Le rôle titulaire était joué par Hugo Weckx, l’actuel ministre flamand de la culture… Mais le véritable déclenchement s’est passé plus tard, à la mort de Ghelderode, en avril 1962. Il venait de mourir, on en parlait donc beaucoup, je me suis mis à le relire. C’est alors que j’ai décidé du sujet de ma thèse. Monsieur Hanse a écrit pour moi une lettre d’introduction auprès de Madame de Ghelderode, qui a bien voulu me recevoir. C’était il y a trente ans.
D’où l’idée d’écrire une biographie ?
Je n’avais pas cette intention. Ce qui m’intéressait, c’était le théâtre de Ghelderode, dont la modernité m’avait frappé. Il m’apparaissait comme un précurseur des Beckett, des Ionesco, qui commençaient à occuper le devant de la scène. C’est cela que je voulais prouver. La nécessité de la biographie ne m’est apparue que plus tard, quand je me suis aperçu que Ghelderode n’avait pas cessé de tricher par rapport à la chronologie de son œuvre. Lorsqu’un texte lui paraissait moins bon, il l’antidatait : le péché d’orgueil disparaissait sous le péché de jeunesse. J’ai commencé à rassembler sa correspondance et j’ai compris peu à peu que sa biographie était largement inventée, qu’elle était l’œuvre d’un mythomane autant que d’un mystificateur. Je me suis alors attelé à ce qui était dans mon esprit une anti-biographie, une biographie critique : il s’agissait de montrer qu’on ne pouvait pas expliquer l’œuvre en se référant à la vie de son auteur, parce que sa biographie était inexacte. Ce travail a abouti à l’ouvrage publié par l’Académie en 1971, Ghelderode ou la hantise du masque. Puis les éditions Seghers ont publié mon étude sur la chronologie des œuvres, en version abrégée.
Aujourd’hui, vous éditez la correspondance, mais en fait vous n’avez jamais cessé de vous intéresser à Ghelderode.
J’aurais voulu, vraiment, j’aurais voulu m’arrêter, mais les circonstances en ont décidé autrement.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces lettres, et dans cet homme ?
Les lettres m’ont d’abord servi à rétablir les chronologies etc. Mais j’ai vu qu’elles pouvaient aussi être intéressantes en soi – par le témoignage qu’elles apportent sur la vie littéraire entre 1920 et 1960, mais aussi parce que Ghederode s’affirme progressivement comme un grand épistolier. La correspondance devient alors un objet de plaisir littéraire. Comme témoin de son temps, Ghelderode offre un cas spécial, il avait beaucoup de contacts avec la culture, le théâtre flamands. C’est un homme à cheval sur deux cultures. Comme d’autres qui m’intéressent, Beckett, Ionesco, Adamov…
Pourtant il était exclusivement francophone, contrairement à Becket…
C’est moins simple qu’il n’y parait. C’est vrai qu’il a écrit toute son œuvre en français. Les rares lettres de lui en néerlandais, que j’ai publiées dans le tome I, montrent qu’il n’avait qu’une connaissance très élémentaire de cette langue. Ghelderode provient d’un milieu très humble, où le français était perçu comme la langue de l’ascension sociale. Son père et sa mère étaient flamands, mais les enfants devaient parler français à la maison. Parois il parlait le dialecte avec sa mère, quand le père n’était pas là. Mais c’est loin d’être un bilingue. La langue qu’il parle, celle qu’il écrit, y compris dans ses relations avec le Vlaamsche Volkstooneel, c’est le français : la langue de l’ascension sociale.
Pour rassembler cette correspondance, vous avez dû jouer au détective. Les plus anciennes lettres que vous publiez datent de 1919. L’auteur, à 21 ans, était encore un inconnu. Comment arrive-t-on à de telles trouvailles ?
Ces lettres sont celles que j’ai retrouvées en dernier lieu. Je savais, par ses carnets personnels, que le jeune Ghederode avait été lié avec un certain Hervé Ameels, avec qui il s’était brouillé par la suite et qu’il avait donc rayé de sa vie. J’ai consulté l’annuaire d’Anvers, j’ai cherché tous les Ameels. Pour finalement aboutir chez une dame qui m’a dit qu’effectivement elle était la fille de celui que je cherchais. Elle-même ne savait rien, mais peut-être qu’en interrogeant sa sœur… Je l’ai contactée. Elle m’a dit qu’elle avait brûlé tous les papiers de son père, donc aussi la correspondance. J’arrivais trop tard. Mais j’ai finalement retrouvé quelques lettres chez des collectionneurs privés, qui préfèrent garder l’anonymat. Je n’en parlerai donc pas.
C’est votre déontologie de chercheur. Jusqu’où vous autorise-t-elle à fouiller dans la vie de quelqu’un ?
Quand on a affaire à un personnage aussi renommé, il est normal qu’on essaie de connaitre tout, dans les moindres détails, même si on soulève des questions pénibles, comme l’antisémitisme. On en a parlé récemment aussi à propos de Simenon… Il y a une distance énorme entre l’homme qu’on découvre dans les lettres et le dramaturge. Autant les pièces sont fracassantes, violentes, autant l’homme était simple, angoissé, petit-bourgeois. Il y a là une disparité que j’essaie de comprendre. Les lettres y contribuent.
Vous envisagez combien de volumes ?
On a d’abord parlé de sept. Il en faudra sans doute neuf ou dix. Pour un choix, c’est suffisant.
Vous verriez-vous dans le rôle du cartographe dont parlait Borgès, qui se voulait tellement précis qu’à la fin sa carte recouvrait la région décrite ?
Non, parce que j’ai beaucoup d’autres centres d’intérêt. Mais quand j’ai promis quelque chose, je m’y tiens. Je rêve et résiste à l’idée d’une édition critique de toute l’œuvre de Ghelderode. Ce serait un travail d’au moins cinq ans.
Avez-vous le sentiment d’écrire votre autobiographie, en même temps que vous poursuivez la vie de Ghelderode ?
J’aurais voulu écrire de la fiction. Mon métier m’en empêche. Peut-être la hantise du masque de Ghelderode est-elle aussi la mienne. Mais je ne me vois pas d’autres affinités avec lui. C’est un homme qui m’a déçu à beaucoup d’égards. Il triche sans cesse. Quand on lit Les entretiens d’Ostende et qu’ensuite on écoute les bandes enregistrées, on s’aperçoit qu’il a tout réécrit.
Mais nous aussi nous réécrirons cet entretien… Si l’on vous demande de citer un poème par cœur, quel est le premier vers qui vous vient à l’esprit ?
« Mais le vert paradis des amours enfantines ». Oui, je dirais Baudelaire : « Mais le vert paradis… ».
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°75 (1992)