Ils sont détectives privés, commissaires, simples flics ou bouquinistes… De livre en livre, ils baladent leur tenue caractéristique, reproduisent leur méthode d’enquête plus ou moins infaillible, imposent leurs petites manies. « Caractères de police » est une nouvelle série du Carnet et les Instants consacrés aux héros et héroïnes du roman policier belge. Une série qui s’ouvre avec le plus célèbre d’entre eux : Jules Maigret.
Un calendrier fabuleux
Qu’est-ce que la littérature et, plus particulièrement, la fiction romanesque et le théâtre sinon, au premier chef, des personnages inventés de toutes pièces, des songes de chair et de sang ?
Ils s’appellent Ulysse, Œdipe et Antigone. Ils s’appellent Faust et Don Quichotte, Don Juan et Cendrillon. Et ils s’appellent également Hamlet, Roméo, Juliette, Blanche-Neige, Gulliver, Robinson Crusoé, Candide, Frankenstein, Emma Bovary, Jean Valjean, Anna Karenine, Dorian Gray, Pinocchio, Dracula, le Hobbit, le Petit Prince, Lolita, Harry Potter… – monstres sacrés ou monstres tout courts, révélateurs, chacun avec ses propres caractéristiques, des mille et un comportements des êtres humains et de leurs faits et gestes dans le monde.
C’est la principale raison pour laquelle ils appartiennent désormais à la mémoire collective : ils nous accompagnent, ils sont nos frères, nos sœurs, des cousins, des cousines, des proches, des potes, voire peut-être carrément des ennemis. Leurs noms sont si familiers qu’on ne s’étonne pas de les retrouver en lettres de feu dans notre vie quotidienne, sur l’affiche d’un film ou d’une pièce, au générique d’un feuilleton de la télévision, à la vitrine d’une librairie, à la une d’un journal, sur la couverture d’un magazine ou sur toutes les lèvres, au hasard d’une conversation à bâtons rompus, d’une rencontre, d’un coup de foudre, d’une dispute, d’un malheur…
Sauf que si ces personnages, ces créatures et ces songes nous sont proches et familiers, ils ne sont ni communs, ni ordinaires. Eux, ils sont bel et bien devenus des mythes – les figures légendaires d’une mythologie, qui a traversé les âges depuis la Grèce antique, les dieux tutélaires et les saints protecteurs d’un calendrier, où tous les jours sont fériés.
Dans ce calendrier fabuleux, les héros de la littérature policière occupent une place extrêmement importante. Leur histoire commence en décembre 1887, lorsque l’Écossais Arthur Conan Doyle, qui est alors âgé de vingt-huit ans et qui est médecin, publie dans un paperback londonien Une étude en rouge, une aventure mystérieuse mettant en scène un détective amateur du nom de Sherlock Holmes. Lequel est une sorte de réincarnation à la fois du chevalier Auguste Dupin, un personnage créé par Edgar Allan Poe en 1841 et héros de trois nouvelles criminelles (Double assassinat dans la rue Morgue, Le mystère de Marie Roget et La lettre volée), et celle de Joseph Bell, professeur à l’Université d’Édimbourg, imbattable pour formuler des diagnostics à partir d’une méthode déductive dénuée de faille.
Une étude en rouge n’est pas un succès, et c’est à peine si elle attire des lecteurs. Or voilà que près de deux ans plus tard, le périodique Lippincott’s Magazine, édité à Philadelphie, demande à Arthur Conan Doyle, et contre toute attente, d’écrire une aventure originale de Sherlock Holmes. Arthur Conan Doyle se met aussitôt à la tâche et rédige en quelques mois Le signe des quatre, un récit qui voit le jour dans les colonnes de ce périodique américain en février 1890 et est bientôt publié à Londres.
Cette fois, le succès est au rendez-vous – un succès immense, considérable, phénoménal, le point de départ d’une saga inouïe comprenant jusqu’en 1927 quatre romans et cinquante-six nouvelles, avec lesquels Arthur Conan Doyle fait du récit policier une science littéraire exacte (ou presque) et du détective une figure de référence absolue. D’ailleurs, la saga de Sherlock Holmes et de son partenaire le Dr Watson est, sans conteste, le fleuron le plus emblématique de la littérature policière, en tout cas le plus universel, le plus imité (qu’on songe aux aventures de Harry Dickson imaginées par Jean Ray au début des années 1930), le plus contrefait, le plus exploité par le théâtre, la radio, le cinéma, la télévision, la bande dessinée, les réseaux sociaux. Des centaines, des milliers de résurrections. Des rêves à l’infini.
Très vite, cependant, vont surgir d’autres héros, à commencer par Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur conçu par Maurice Leblanc, dont la première apparition, L’arrestation d’Arsène Lupin dans le magazine populaire Je sais tout, date de 1905 et dont une aventure publiée en 1908, Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, le mettra directement aux prises avec le personnage d’Arthur Conan Doyle, non sans le ridiculiser et se moquer de ses méthodes.
C’est en 1910 que Gilbert Keith Chesterton créera à son tour un détective unique en son genre, le Père Brown. Les cinquante et une nouvelles qui composent ce cycle ne sont pas loin de ressembler à des fables métaphysiques et montrent bien que la littérature policière, dès ses premières manifestations, est une littérature adulte, une littérature à part entière, quoique les exégètes, frileux ou en manque de discernement, aient mis plusieurs décennies avant de s’en apercevoir.
Le polar, qui ne porte pas encore le drôle de nom de polar, est lancé. Et ses héros, au fil des années, ne se comptent plus, d’Hercule Poirot (il est né à Spa) à Salvo Montalbano, en passant par Philip Marlowe, Nestor Burma, James Bond ou Kurt Wallander. Et, bien sûr, Jules Maigret, tout en haut de l’affiche.
Jean-Baptiste Baronian
Maigret : un héros très variable
Mis en scène par Georges Simenon dans septante-six romans et vingt-six nouvelles publiés de 1931 à 1972, le commissaire Maigret est, fort probablement, le héros le moins figé de toute la littérature policière, ne serait-ce que par rapport à ses plus illustres concurrents, Sherlock Holmes et à Hercule Poirot. Et d’abord, d’une histoire à l’autre, il n’a pas toujours le même âge : il a tantôt vingt-six ans (l’âge de ses débuts à la PJ), tantôt quarante-cinq, tantôt encore plus de soixante, et il lui arrive de s’occuper d’une affaire criminelle alors qu’il est déjà à la retraite ou ne dispose d’aucun pouvoir légal pour mener une enquête en bonne et due forme, que ce soit à Paris, en province et à l’étranger (jusqu’aux États-Unis). Surtout, son attitude, ses humeurs et sa psychologie varient à des degrés divers, selon l’époque à laquelle Simenon a écrit son roman ou sa nouvelle.
Dans la plupart des dix-neuf premiers romans édités par Fayard de 1931 à 1934, puis dans les six suivants chez Gallimard de 1942 à 1944, on voit ainsi Maigret beaucoup s’agiter, aller et venir sans répit de gauche à droite et de droite à gauche comme dans La nuit du carrefour (1931), râler tant et plus comme dans Signé Picpus (1944), être un emmerdeur, un casse-pied et un type collant comme dans L’inspecteur Cadavre (1944). Et même, carrément, maltraiter un suspect comme au dernier chapitre de La maison du juge (1942), où, sortant de ses gonds, furieux, exaspéré, il hurle « Ta gueule ! » à un brave et inoffensif boucholeur de L’Aiguillon-sur-Mer, qu’il est en train de passer sur le gril.
Dans La danseuse du Gai-Moulin (1931), qui se déroule à Liège, Simenon prête à Maigret des méthodes de déduction à la Sherlock Holmes, et dans Un crime en Hollande (1931), il n’hésite pas à l’assimiler à Hercule Poirot. Dès le début de ce roman, en effet, Maigret établit la liste de sept personnes, toutes susceptibles d’avoir pu assassiner un professeur de l’école navale d’une petite ville portuaire, Delfzijl, au nord-est de la Frise (c’est là que Simenon a écrit Pietr-le-Letton, la première enquête de Maigret), et étudie en détail leur emploi du temps, à la minute près, les déplacements qu’ils ont effectués la nuit du crime, au mètre près. Jusqu’à procéder à une reconstitution minutieuse des faits et, par là, à éliminer objectivement les suspects, avant de démasquer le coupable. Sa placidité et sa patience légendaires sont, en revanche, mises à rude épreuve dans des romans, dont les titres sont révélateurs tels que Maigret se fâche (1947), Maigret a peur (1953) ou encore La colère de Maigret (1963).
Ce qui frappe aussi, c’est que Simenon suit l’évolution de son héros non seulement à travers les années qui passent, mais en outre à travers les modes de vie quotidiens de la société française, de 1931 à 1972, l’année de Maigret et M. Charles, l’ultime enquête du commissaire. Quelques exemples parmi des dizaines d’autres : le bureau qu’occupe Maigret au Quai des Orfèvres possède un gros poêle à charbon dans les premières aventures, mais un chauffage central dans les dernières. Ou, on ne s’en étonnera pas, Maigret a troqué son vieux chapeau melon, qu’il aimait porter renversé sur la nuque, contre un chapeau feutre, et son large et pesant pardessus noir au col de velours contre une modeste gabardine… Et dans Liberty Bar (1932), après être descendu du train à la gare d’Antibes, son faux-col lui serrant le cou, il prend place à bord d’un « fiacre surmonté d’un taud en toile crème, avec de petits glands qui sautillaient tout autour », tiré par cheval hennissant, dont on entend « le bruit mou des sabots sur le bitume amolli » ! Il y est notamment question de phonographe, de TSF, de Rudolf Valentino, de gentiane…
Les dernières aventures ont toutes pour cadre l’époque à laquelle Simenon les a écrites. En témoigne en particulier Maigret et le fantôme, qui a paru en 1964 et où, par contraste, il est cette fois question de réveil pourvu de « chiffres phosphorescents » indiquant les heures et les minutes, de télévision et de soirées que des couples passent devant leur téléviseur, de tourne-disque, de scooter, de cafetière électrique, de cuisine « ressemblant davantage aux cuisines modèles des expositions qu’à celles qu’on trouve d’habitude dans les vieilles maisons de Paris », du métier d’esthéticienne, lequel ne s’est réellement développé qu’après la Seconde Guerre mondiale…
Sans oublier qu’on dispose « maintenant d’un spécialiste de la balistique dans les laboratoires de la PJ, sous les combles du Palais de Justice ». Sans oublier non plus que Maigret, qui a alors vingt-huit ans de carrière, est secondé par une cohorte d’inspecteurs et d’adjoints, alors qu’ils n’étaient que quelques-uns autour de lui, au cours de ses premières enquêtes.
Ce sont le cinéma et la télévision, ce sont Jean Gabin, Jean Richard, Michael Gambon, Bruno Cremer et Rowan Atkinson, qui ont figé, presque pétrifié, le personnage de Maigret, lui ont conféré une image immuable. Ce n’est pas Simenon.
Jean-Baptiste Baronian
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°212 (2022)