Caractères de police : Madame Aurélia de Thomas Owen

Owen Hotel meublé

Ils sont détectives privés, commissaires, simples flics ou bouquinistes… De livre en livre, ils baladent leur tenue caractéristique, reproduisent leur méthode d’enquête plus ou moins infaillible, imposent leurs petites manies. « Caractères de police » est une série consacrée aux héros et héroïnes du roman policier belge.

Considéré comme l’une des figures majeures du fantastique, Thomas Owen a fait ses premières armes dans les contrées plus réalistes du roman policier. Même s’il abandonne assez vite le genre, il y signe quelques titres déjà empreints de cette ironie parfois cruelle propre à son style. Lorsqu’il se lance en littérature, Gérald Berthot, de son vrai nom, a déjà trente ans. Si l’on ne peut pas vraiment parler de vocation, ses premiers pas s’avèrent fructueux puisqu’il est repéré par Stanislas-André Steeman. Ce dernier, toujours avide de nouvelles plumes pour sa jeune collection policière « Le Jury », lui ouvre grand les portes. Le pied ainsi mis à l’étrier, il publie en 1941, sous le pseudonyme de Stéphane Rey, Ce soir, huit heures. Cette première livraison ne met pas encore en scène la sémillante Madame Aurélia mais le commissaire… Thomas Owen. En 1942, celui-ci passe du statut de personnage à celui d’auteur et signe Destination inconnue. Si cet étrange et rarissime phénomène d’autofécondation littéraire donne à lui seul un intérêt particulier au roman, ce n’est pourtant pas l’unique qualité dont il peut se prévaloir. Car y apparaît également une figure tout à fait singulière et résolument moderne dans le petit monde, plutôt conformiste, du roman policier belge : Madame Aurélia.

Les récits de la collection « Le Jury » ont pour particularité de s’ouvrir sur un dramatis personae. Hasard heureux de l’alphabet, Madame Aurélia se trouve tout en haut de la liste et si elle est présentée bien sommairement, cette première occurrence est un précieux indice sur le rôle qu’elle va jouer dans l’intrigue. Par contraste, l’inspecteur de police, figure habituellement centrale, n’y apparaît qu’à la toute fin, entre un « détective privé » et une « demoiselle de magasin ». Anonyme, rejeté dans une liste fourre-tout de « quelques comparses insignifiants », le pauvre inspecteur est prévenu : ce n’est pas sur lui qu’il faudra compter.

Cette véritable clé de lecture se confirme dès le premier chapitre, centré sur l’héroïne. On peut y lire une description physique particulièrement laudative : « ses belles mains fines et blanches », « ses yeux si beaux, si bruns et si profonds que chaque homme aurait voulu y plonger », « les cheveux d’un blond acajou, plus chaud et plus séduisant que nature »…

Owen n’avance pas ici au hasard et cette représentation exagérément stéréotypée de la femme-objet n’est pas innocente. Car derrière cette façade, se cache un personnage fort et vigoureusement indépendant. Le lecteur découvre assez vite que Madame Aurélia entretient avec soin cette image de femme superficielle comme l’ultime caution permettant de mener une vie en dehors des clous. Alors qu’elle est âgée de trente-deux à quarante ans (Owen ne sera pas plus précis), on ne lui connaît aucun mari ni même aucun amant, si ce n’est occasionnel. Bénéficiant d’une certaine aisance financière, c’est une travailleuse forcenée à la tête d’une petite entreprise qui ne connaît pas la crise. Son statut de femme active contraste avec les oisifs héritiers et autres vieux pensionnés qui peuplent les salons bourgeois des romans de notre jeune auteur. Figure particulièrement audacieuse dans un récit qui, rappelons-le, est publié en 1942, Madame Aurélia connaît les codes de son époque et de son milieu et joue avec. Passionnée par les énigmes et les mystères, elle utilise son charme et son intelligence pour s’infiltrer dans l’intimité des protagonistes, générer la confidence et ainsi conduire ses enquêtes aux dépens des véritables inspecteurs. Redoutablement intelligente, c’est elle qui dénoue les fils des intrigues. Les enquêteurs, pourtant gonflés d’un orgueil sur lequel Owen se plaît à insister, se retrouvent in fine, patauds et humiliés, à écouter la détective en herbe leur expliquer les tenants et aboutissants des enquêtes qu’ils n’arrivent pas à mener à bien. C’est le cas dans ce premier roman, mais aussi dans Un crime « swing », publié en 1942.

En 1943, dans Hôtel meublé, le personnage prend une ampleur supplémentaire. Le roman se double alors d’une dimension réflexive et parodique dans lequel Madame Aurélia joue un rôle central et en fait un véritable pastiche du roman d’énigme à la Steeman.

Madame Aurélia a quelque chose d’Arsène Lupin. Après les salons feutrés et bourgeois des deux premiers romans, elle investit ici un espace plus populaire peuplé de personnages bigarrés parmi lesquels elle va se fondre avec une aisance évidente. Mais ce n’est évidemment qu’un rôle : elle survole ce petit monde et jette sur lui un regard ironique d’une parfaite acuité dédoublant celui du narrateur lui-même. La position, toute ludique, de ce personnage est comme un rappel au lecteur : tout ceci est de la littérature et surtout, ultime pied de nez au mouvement réaliste alors en vogue, du pur divertissement ! Un divertissement dans lequel elle excelle puisque, une fois encore, c’est elle qui, au nez et à la barbe de l’inspecteur en charge de l’affaire, parfaite fusion de Monsieur Wens et de Maigret, résout l’énigme. Une de plus ! Madame Aurélia s’est bien amusée, elle repart vers d’autres aventures.

Nicolas Stetenfeld


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°214 (2023)