Ils sont détectives privés, commissaires, simples flics ou bouquinistes… De livre en livre, ils baladent leur tenue caractéristique, reproduisent leur méthode d’enquête plus ou moins infaillible, imposent leurs petites manies. « Caractères de police » est une série du Carnet et les Instants consacrée aux héros et héroïnes du roman policier belge. Deuxième épisode : le détective Van Kroetsch.
« J’ai décidé de boire une bière en vitesse sur mon billet de cinq dollars tout neuf en attendant qu’elle termine sa communication. » (Richard BRAUTIGAN, Un privé à Babylone)
Au jeu des ressemblances, il y aurait chez le détective Van Kroetsch quelque chose de Nick Belane, type même du privé anti-héros dont on découvre la personnalité dans Pulp[1], dernier livre hallucinant de Charles Bukowski paru l’année de sa mort en 1994. C’est d’ailleurs une citation de l’auteur américain qui ouvre le bal de cette tétralogie[2] bruxelloise, noire et loufoque que nous propose Marc Meganck. Historien passionné par le patrimoine et arpenteur inconditionnel des rues de la capitale, l’auteur nous invite à suivre les tribulations de « ce drôle de coco » de Van Kroetsch dont on arrive difficilement à prononcer le patronyme. Marc Meganck s’amuse à camper ce personnage, un peu débonnaire et charmeur. Et nous aussi quand on le piste la nuit, le plus souvent dans les bars, à travers les quartiers bruxellois.
La quarantaine, mal rasé, pas trop mal de sa personne malgré les quantités non négligeables d’alcool qu’il s’enfile, Van Kroetsch fait partie de ces privés tombés un peu par hasard dans la marmite de la filature. Chômeur de longue durée mais curieux et têtu, doté d’un certain flair, il parvient à s’infiltrer là où il faut, au bon moment. Plutôt fauché et solitaire, c’est donc en dilettante clandestin (pour ne pas perdre ses allocations) qu’il se lance dans cette première enquête qui a pour cadre l’abbaye de la Cambre. S’il y paraît encore béotien, ce nostalgique des années 1980, un peu désabusé, réussit malgré tout à préserver son intégrité, ne dédaignant pas au passage les plaisirs qu’occasionnent les devoirs de l’enquête. Entre les jambes de la belle Jane et la flasque de whisky qu’il trimbale pour noyer ses fêlures, il sait, à l’instar de Bukowski, que la vie, en définitive, « ne vaut d’être vécue qu’entre un comptoir et un lit. » Simpliste comme philosophie ? Sans doute, mais c’est pour mieux se préserver, et conserver son sens de la dérision face aux absurdités du monde qui l’entoure.
L’haleine chargée de thon et de bières, Van Kroetsch sait se faire patient, se planquant des heures dans sa vieille Saab. Dès le premier opus, il a trouvé en l’inspecteur Rinaldi, chef de la zone de police d’Ixelles, un allié, sorte de double du Lestrade dans les aventures de Sherlock Holmes. Narquois, l’inspecteur voit notre détective en herbe comme un paumé qui a « l’air plus à la masse que méchant ». Mais Rinaldi détecte néanmoins chez lui une certaine volonté, une capacité, une manière d’agir et de faire qui lui font dire que ce sacré Van Kroetsch est malgré tout persévérant quand il se met à mener l’enquête.
Quatre enquêtes se succèdent donc autour de crimes et de disparitions souvent déjantés. Des nains retrouvés pendus dans des bistrots du centre-ville et qui disparaissent sans explication, le cadavre d’un jeune BCBG étouffé par son slip et abandonné dans une église, un délinquant sexuel devenu spécialiste de l’histoire monastique, autant d’affaires qui vont entraîner Van Kroetsch dans les rues de Bruxelles et qui, au fil des pages, nous en apprendront un peu plus sur ce privé plutôt sympathique. Aux lecteurs de suivre à présent ses traces et de le dénicher peut-être accoudé au premier troquet du coin…
Extrait tiré du troisième volet, Mercredi soir au Châtelain si tout va mal :
C’était étrange de revenir ici, après toutes ces années. Rien ou presque n’avait changé. Si ce n’est qu’on ne fumait plus à l’intérieur, si ce n’est que les portions de cacahuètes étaient plus chiches qu’avant. Les serveurs avaient défilé. Je connaissais le prénom de chacun d’eux autrefois, et l’inverse était vrai aussi. Aujourd’hui, plus personne ne me reconnaissait. C’est une constante de la vie des bistrots du coin de nos rues. Tant qu’on est fidèle, on prolonge notre existence dans une bulle chaude avec des visages familiers, dans un contexte figé, un temps qui semble arrêté. Comme en amour ou en amitié, on se fait vite oublier, remplacer. Un mois sans pousser la porte et nous voilà redevenu un étranger. Combien d’années ? Cinq ou six. Le fil s’était cassé entre moi et le Supra, en même temps que quelques amitiés, en même temps qu’une certaine conception de la vie.
Rony Demaeseneer
[1] Traduit en français et publié chez Grasset en 1995, le livre met en scène le détective Nick Belane chargé d’une mission spéciale que lui confie Lady Death (La Mort) : retrouver l’écrivain Céline, toujours vivant, et aperçu pour la dernière fois dans une librairie de Hollywood Boulevard !
[2] L’éditeur Lamiroy a réédité en 2021 les trois premiers volets parus initialement chez 180° éd. et a publié le quatrième, alors inédit : Les dessous de la Cambre, Le pendu de l’îlot sacré, Mercredi soir au Châtelain si tout va bien, Les faire taire à jamais.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°213 (2022)