René Magritte, « histoire centrale »
Michel CARLY, Moi, René Magritte…, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2013
Est-ce le tableau La Trahison des images, légendé de son contradictoire « Ceci n’est pas une pipe », qui a mis le simenonien patenté qu’est Michel Carly sur les traces de René Magritte ? En tout cas, son incursion dans l’univers du surréaliste par excellence l’aura sorti de l’atmosphère confinée des « romans durs » pour lui ouvrir largement les portes du mystère, et nous laisser nous y engouffrer à sa suite.
C’est un livre troublant qui résulte de cette rencontre, en premier lieu par la perspective narrative adoptée. Carly joue franc-jeu, dès le titre qui annonce : Moi, René Magritte… L’idée du romancier est en effet de se placer là où nul autre n’aurait sans doute eu une telle audace : dans la conscience d’un narrateur qui, en se construisant, se recrée sous nos yeux, au fil des pages.
D’aucuns estimeront la démarche suspecte et hasardeuse. Parler d’en dedans d’un personnage qui a existé et qui conquit une renommée mondiale, quelle gageure ! Quelle prétention aussi, non ? Non. Pas quand on connaît l’œuvre de Magritte comme Carly, qui entrelace en une unique voix les expressions de la dimension subjective, des perceptions premières, des traumatismes fondateurs et de l’inspiration créatrice qui cohabitèrent en permanence dans le même esprit. Car « tout ce que ce jeune homme enregistre, ce qui éveille ou qui écorne sa sensibilité, son vécu à travers un étrange réseau de signes finiront par nourrir une part majeure de son œuvre picturale ». En somme, Carly propose un roman choral monofocal ; l’universel et pourtant inimitable Magritte ne méritait pas moins.
L’omniprésence du je dérangera peut-être dans les premiers moments, mais le lecteur aura tôt fait de comprendre qu’il était impossible d’en faire l’économie dans un texte s’affirmant, dans son avant-lire, comme une « autobiographie […] unique en son genre » et un « récit authentique ». La prose de Carly, suivant les méandres et les cahots intérieurs de Magritte, imposera rapidement sa petite musique (les attentifs épingleront les échos à Ferré, à Bashung même). Et nous deviendrons ainsi, le temps d’une fiction invasive, René. René dans son berceau et dont la rétine quasi vierge imprime l’image d’un aérostat échoué dans un arbre. René surprenant son ruineux de père en train de trousser les servantes dans chaque recoin de la maison familiale. René peinturlurant « La Jeunesse illustrée » à coups de crayons Caran d’Ache que lui jalousent ses petits camarades, puis plus tard, esquissant dans ses cahiers d’adolescents, « des femmes à poil, des souvenirs de la ville basse ». René Buffalo Bill de jardinet bredouillant des mots de wallon aux ouvriers apaches, qu’il fréquentera tout au long de sa jeunesse canaille avant de se muer en bourgeois. René déchiré surtout, dissous, disloqué, devant ce qu’il ne sait plus être le rêve ou le souvenir réel du cadavre de sa mère, suicidée par noyade, rendue par la Sambre après quelques jours de parfait évanouissement. René enfin se dégageant de sa gangue pour devenir Magritte, quand il noue les amitiés déterminantes avec Bourgeois, Souris, Mesens, Nougé, Scutenaire, et qu’il pose avec eux « les bombes absolues » du surréalisme.
Il y a dans chacune de ces scènes bien plus que la relation d’une mémoire par procuration. On se persuade vite, à se laisser emporter par un phrasé qui reflète le paradoxe de L’Empire des lumières, que Carly a mis sa peau sur la table pour ensuite investir totalement l’une de ces silhouettes à chapeau melon, comme il en pleut parfois, et devenir le témoin des évidences les plus absconses. Son art d’écrire, il en distille les principes, par touches pointillistes, et les propos de son protagoniste font alors écho aux siens propres : « Les mots sont des semences à rêve, la jeunesse un corridor où l’on entre en soi-même. » Au bout de ce couloir hanté, un trou de serrure flotte dans le vide. On y applique un œil curieux, et c’est une intimité apocryphe, bien plus riche que la réelle, qui se révèle au-delà.
En un mot comme en cent, grâce à Carly – et nous pouvons lui en être infiniment reconnaissants – Magritte est rené.
Frédéric Saenen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°175 (2013)