Carte blanche : Marcel Moreau

Massacre à la bétonnière

Marcel Moreau

Marcel Moreau

Un jour, une dame me demanda si j’avais déjà écrit sur la défiguration de Bruxelles. Je lui avouai n’y avoir jamais songé. Depuis, j’ai ouvert les yeux. En effet, il y a massacre. Le sang n’y coule pas, mais le béton. On ne pleure pas sur le béton versé. ON ne peut que rugir à l’endroit où il fait linceul, et sépulcre, de la mémoire de l’Esprit.

Les promoteurs et les architectes, ici, sont des obsédés de l’érection sans érotisme. On les voit soulevés par une exaltation vénale, funeste et masturbatoire : le dressement de la Laideur. Si seulement ils « désiraient » le « sexe » céleste, si seulement on les sentait se tendre, en fascinés, vers un idéal de séduction par le haut. Mais non, ils sont bêtement, sèchement, géométriquement exhibitionnistes, pour rien, pour la « mort », pour l’oubli. Ils multiplient l’indébandable froid avec une constance qui offense la bonne et simple sensualité de vivre en accord avec l’espace. Ils ont un maitre : Manhattan, ce vieillissant maniaque des tours indifférentes, celui qui sait si bien donner un petit air de partouze au gigantisme des impuissants. Ils ont pourtant sur le Maître une infâmie d’avance : ils enlèvent de l’âme à ce qui en avait une.

Bruxelles fut une jolie femme. Elle avait du charme, une sorte de prédisposition naturelle à se faire aimer pour ses différences, pour sa face artiste, sa face populaire, sa face cachée. De tout cela ne reste à peu près que le coeur battant, cette Grand-Place autour de quoi les tumeurs montent.

Trahie par l’obscène insatiété des bureaux, livrée au proxénétisme immobilier, elle semble condamnée à compter sur les doigts de la main les blasons de son histoire, dont certains risquent d’être demain des blessures. C’est pour elle que le promeneur localise encore, en hâte, du côté des chantiers, quelques images de la beauté menacée.

On ne demande même pas aux prétendus bâtisseurs d’être des pâles copies des maçons de Dieu. Ils en sont une fois pour toutes incapables. On ne peut que se dire qu’ils sont des robots grimpants, et le leur faire savoir. Et, dans notre fort intérieur, condamner les auteurs et responsables de la dévastation au bidonville à perpétuité.

Marcel Moreau


Texte publié dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)