A l’occasion du centenaire de la mort de Camille Lemonnier, paraissent à l’enseigne de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, deux ouvrages qui témoignent de la fécondité et du talent multiple d’un écrivain dont l’importance n’a pas été reconnue à sa juste valeur. D’une part une biographie signée Philippe Roy, d’autre part, le travail titanesque de Jacques Detemmerman et Gilbert Stevens, qui rassemble 124 contes parus seulement dans divers journaux et revues.
Bien qu’ils n’aient plus aujourd’hui la faveur qu’ils méritent sans aucun doute, les romans de Lemonnier – comme Happe-chair ou Un mâle entre autres – restent ses œuvres les plus connues, même si cette connaissance se réduit souvent à un titre émergé d’un vieux bagage scolaire. Quant à l’écrivain – dont Paul Aron évoque dans ce Carnet la personnalité et le cheminement littéraire –, il fait l’objet, dans la biographie de Philippe Roy (Camille Lemonnier (1844-1913) Parcours d’un phénomène littéraire), d’une étude approfondie et éclairante sur l’homme et ses tribulations comme sur une œuvre singulièrement diverse et évolutive. Dans le même temps, cet ouvrage très documenté offre un panorama piquant de la vie culturelle d’une époque où les querelles littéraires et les critiques souvent acerbes s’épargnaient les déguisements hypocrites du politiquement correct. L’humeur prévalait, mais, soit honnêteté, soit opportunisme, on ne se privait pas, selon l’air du temps de brûler ce qu’on avait encensé ou inversement. Lemonnier n’a certes pas échappé à ces retournements au long d’une vie marquée aussi par les fluctuations sentimentales et une gourmandise de mâle que son œuvre reflète avec évidence.
Un travail de bénédictin
Romancier fécond, Lemonnier est aussi l’auteur de très nombreux contes et nouvelles. Sous le titre Pages retrouvées, Gilbert Stevens et Jacques Detemmerman, en ont rassemblé 124 sur les 558 qu’ils ont recensés et dont ils fournissent par ailleurs un précieux classement chronologique. Les textes retenus dans l’ouvrage ne figurent pas parmi les 212 publiés par Lemonnier dans divers recueils comme, entre autres, Noëls flamands, Les Joujoux parlants ou Histoires de gras et de maigres. Le choix présenté s’est fait exclusivement parmi les contes qui n’ont jamais été publiés qu’en journal ou en périodique. Le travail était d’autant plus considérable et ardu que les publications en question étaient parfois peu connues ou difficilement accessibles. Les auteurs s’expliquent sur les deux critères envisagés pour opérer leur choix : « Nous avons d’abord sélectionné, parmi les 346 titres à notre disposition ceux qui nous semblaient les meilleurs tant pour l’intérêt que pour la lisibilité. » L’autre critère concerne la date de publication : « Notre objectif a été de répartir la sélection finale de la façon la plus large possible sur les cinquante-quatre années d’activité de Lemonnier. » D’infimes modifications de lettre ou de mot n’ont été effectuées qu’en cas d’erreur typographique manifeste. Il apparaît en effet que l’écriture de l’écrivain était un cauchemar pour les typographes…
En dehors de quelques publications belges et notamment wallonnes, c’est dans la presse française – plus accueillante à ses écrits – que paraissent la plupart de ces textes. Ils se partagent principalement entre deux journaux : Gil Blas et Comœdia. Gil Blas, quotidien fondé en 1879 par Auguste Dumont, eut notamment Zola pour collaborateur, attiré moins par son côté mondain que par une certaine audace dont Lemonnier sut lui aussi tirer parti. Jusqu’à sa collaboration, dès 1908, à Comœdia, publication récemment créée par Henry Desgrange (par ailleurs coureur cycliste et initiateur du Tour de France).
Une précoce maîtrise de la langue
Au fil des 124 textes retenus, on découvre une diversité de thèmes et d’inspirations qui s’accordent avec les états d’âme de Lemonnier ou avec l’évolution de ses vues sur la littérature. Toujours bonne plume et mauvaise langue, Gustave Moreau, tantôt admirateur, tantôt détracteur de l’écrivain belge, a pu tenir ce propos mielleusement ironique cité par Philippe Roy: « Pourtant, Bruxelles est comique. Il n’y a pas à dire, il est extrêmement comique, n’est-ce pas, cher Monsieur Camille Lemonnier, qui fûtes, tour à tour , avec une ardeur égale et avec un égal bonheur, Alfred de Musset, Byron, Victor Hugo, Émile Zola, Chateaubriand, Edgar Poë, Ruskin, tous les préraphaélites, tous les romantiques, tous les naturalistes, tous les symbolistes, tous les impressionnistes et qui, aujourd’hui, après tant de gloires différentes et tant d’universels succès, mettez vos vieux jours et vos toujours jeunes œuvres sous la protection du naturisme et de son jeune chef, M. Saint-Georges de Bouhélier ». Si perfide et outrancier que soit ce sarcasme qui vise aussi les auteurs belges en général, il atteste en tout cas, avec un fond de vérité, la vitalité d’un écrivain toujours en recherche.
C’est un Lemonnier de 18 ans qui ouvre le recueil avec La Fête des moissons, thème imposé aux étudiants de seconde latine lors du concours général dont il sort deuxième sur 193 participants. Au delà des bons sentiments de mise pour ce genre d’épreuve et de quelques surcharges, on découvre déjà une remarquable maîtrise de la langue et un sens inventif de l’image et de la description.
Une Comédie humaine
Bientôt se déploieront les fastes de ce que l’on a pu appeler le style « coruscant » de Lemonnier sans que l’on sache si le terme se veut laudatif ou dédaigneux. Il est bien vrai que dans ces contes, son exubérance de plume et ses audaces se débondent encore davantage que dans ses romans et l’on s’y ébroue avec gourmandise, loin des anorexies d’un minimalisme affecté et loin aussi d’une langue guillotinée par l’apocope ou abêtie par les simplismes de préau. Lemonnier n’hésite pas à puiser dans le pittoresque des patois locaux, à débusquer des mots rares ou un peu voyous, à faire aussi des enfants à la langue en forgeant des termes qui émancipent le vocabulaire. On dreline, on sonnaille, on tirelire… On porte cendrinette (tablier)… L’instituteur se fait barbacole… Les femmes peuvent être rigolbocheuses ou gorgiasses… On perçoit des stridements, des luisarnements, des bruissances…
Si les contextes campagnards prédominent, avec le temps les contes se font volontiers plus urbains et l’usage du « je » s’installe aussi plus largement dans la narration. La femme occupe avec opulence le devant de la scène. Elle peut être objet de vénération, mais surtout stigmatisée par une sexualité ravageuse, souvent vénale et benoîtement dissimulée sous des apparences de grande honorabilité. Comme cette femme austère qui sous prétexte de collectionner des timbres collectionne les clients dans son bordel clandestin (La Petite Dame du premier). Parfois sorcière ou ribaude dépoitraillée, elle peut s’avérer « prêtresse des obscènes liturgies » comme dans La Goule, texte superbe où Lemonnier évoque au passage « l’amer et sombre génie » de son ami Rops. Mais elle peut être aussi un cœur simple (La Petite Katel) ou une épouse tantôt rouée, tantôt actrice, dans cette Comédie humaine, d’une Physiologie du mariage et des liaisons à travers des textes désabusés qui disent assez ce que l’auteur en pense et que confirme sa vie personnelle. Il apparaît aussi que le saphisme et les pulsions transsexuelles ont nourri son inspiration (La Vie amoureuse, Les Demoiselles). Comme il se doit, l’homme aussi est bien présent, avec ses violences, ses ruses campagnardes, ses (més)aventures vaudevillesques et la force mâle des anciens ravisseurs de proies chaudes, quand il n’est pas soumis malgré lui aux caprices d’une épouse abusive. On surprend parfois des litanies hallucinées dignes de Maldoror, ou des visions picturales qui confirment les compétences de Lemonnier en matière d’art (on se rappellera à cet égard les vains efforts qu’il déploya pour être nommé conservateur du Musée Wiertz.) On frôle le polar avec Le Masque révélateur, ou l’analyse sociale avec L’Odeur du pauvre où l’arrogance du riche s’exprime dans le plus parfait cynisme (« Le pauvre pour le pauvre n’a pas d’odeur, mais pour le riche il sent bon la bauge ; il dégage un évent de brassin humain ; il a une pestilence chaude de charnier et d’étable. ») Féeries des contes de Noël, célébrations de la nature, approches du fantastique… Autant d’inspirations, et bien plus encore, qui transfusent cette somme de textes à découvrir et qui pourraient, par leur singularité, leur audace et leur pittoresque, constituer un vivier pour boîtes à images comme c’est aujourd’hui le cas pour Maupassant face à qui Lemonnier, ce géant de nos lettres, n’a pas à rougir.
Ghislain Cotton
Camille LEMONNIER, La minute du bonheur et autres pages retrouvées, textes réunis par Jacques Detemmerman et Gilbert Stevens, Préface d’André Guyaux, Académie royale de langue et de littérature françaises / Samsa, 2013
Philippe ROY, Camille Lemonnier, maréchal des lettres, Préface de Jean de Palacio, Académie royale de langue et de littérature françaises / Samsa, 2013
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°179 (2013)