Centenaire : Georges Simenon

georges Simenon

Georges Simenon

Un écrivain sur la place
Simenon en librairie

Les (sans) culottes de Simenon


Un écrivain sur la place

L’événement a fait la une de tous les médias. Le 13 février dernier, jour du centième anniversaire de Georges Simenon, s’ouvrait à Liège une grande exposition-spectacle avec laquelle la cité célébrait son fils prodigue. Notre collaboratrice Nicole Widart l’a visitée pour vous au lendemain du vernissage.

Les pavés de grès gris brillent doucement sous la lumière des réverbères. Quelques bancs vous attendent, autour de l’aubette à journaux. C’est de cette petite place « à la liégeoise » que part l’histoire de George Simenon. Les noms des lieux qu’il fréquentait résonnent toujours aux oreilles d’ici. Le pied du Pont des Arches, la rue Léopold, la rue Fosse-aux-Raines, l’église Saint-Pholien, l’école Saint-André : ces lieux existent toujours dans la réalité et ils font définitivement partie aussi de l’univers romanesque.

Premiers contacts, voici des documents touchants : le terroir qui a donné l’écrivain. La carte d’identité du grand-père, son histoire intime dévoilée à la face du monde. Le désamour d’Henriette pour Georges, son premier fils, né un vendredi 13 février et dont elle a préféré avancer l’arrivée officielle au jeudi 12. Déjà, ce petit garçon impertinent lui joue des tours. L’apprentissage à l’école Saint-André puis à Saint-Louis. Les premiers textes. Le journaliste de la gazette qui couvre les faits divers avant de prendre son envol vers Paris, la ville lumière. Le mariage avec Régine, dite Tigy, une fille d’ici, peintre, qui n’hésite pas à le suivre dans ses voyages. La mort du père au moment même où Georges entraine à Anvers une lointaine cousine dans une chambre d’hôtel. En quelques vitrines, avec les premiers romans « populaires » sur les présentoirs de l’aubette, tout est dit. Atmosphères, atmosphère, oui, Georges Simenon a une voix d’atmosphère ; c’est lui-même qui raconte sa vie, par fragments, dans une sorte de confession qui fait de tous les visiteurs ses confidents. Et qui place forcément l’exposition dans le registre de l’intime. Ici, Simenon se livre à nous, sans suffisance, ni forfanterie.

Depuis la petite place, vous grimpez sur un paquebot. Cris de mouettes, sirènes de bateaux, le départ est proche, on dirait même que l’on est déjà en train de tanguer sur les océans. Certaines cabines ouvrent leurs portes. Un petit lit étroit, un matériel photo désuet, un casque d’explorateur. C’est Tintin en Afrique ? Voici que commencent les incertitudes : Simenon voyage, partout dans le monde, il ramène des reportages photos, des textes, on voit dans vitrines les lettres de créance qui ont ouvert les portes des ambassades et des consulats. On voit ces carnets de photographies et les femmes, tant de femmes qui lui ont souri, nues, sous les draps des hôtels de Tahiti ou d’ailleurs… On imagine ces moments tendres, ces sensuelles amantes sous les Tropiques, qui réparent un peu la rugosité d’une mère peu aimante.

Mais, ces cabines sont-elles celles de Simenon, celles qu’empruntèrent d’autres écrivains dont on relate les gouts voyageurs sur de grands panneaux, celle de Rimbaud comme le déclare, à côté de moi, péremptoire, une spectatrice à son mari ! Visiblement, les visiteurs se mélangent un peu les pinceaux et les références. On rejoint heureusement un groupe scolaire qui bénéficie d’un guide. Enfin des certitudes. Oui, voici le bureau du commissaire Maigret. Voici les bureaux des détectives du 20e siècle qui ont fait le bonheur des lecteurs affamés de crimes et d’enquêtes. On met un casque : pour entendre le cliquetis constant d’une machine à écrire, est-ce bien nécessaire ? Tiens, là, ce serait le bureau de Simenon himself. Pas si sûr. Une autre information fait état d’un bureau attribué à Agatha Christie. La voix qui guide le groupe scolaire a déjà quitté le lieu et nous voici livrés à nous-mêmes.

Où est le guide ?

Certes, il y a bien ici des panneaux comparatifs sur les qualités respectives de tous ces héros, mais on aurait aimé plus de clarté dans l’affichage. On dirait que l’on a beaucoup pensé à établir toutes les connexions entre les écrivains du siècle dernier et leurs héros ou leurs formes d’écriture, mais une fois la géographie de leurs relations définie, une fois construits les lieux qui la révèlent, les scénographes se sont arrêtés et n’ont pas laissé de temps à la signalétique pour qu’elle fasse comprendre clairement le fruit de leurs recherches. C’est bien pensé, mal agencé et mal signalé. Dommage.

L’univers du cinéma est présent lui aussi : plateau de tournage du Chat, caméras impressionnantes, nagra, perches etc. Voilà une péniche à quai, dans une lumière glauque que n’aurait pas reniée Maigret, ni son géniteur.

Ailleurs, les rituels d’écriture livrent leurs secrets. Les crayons de couleurs soigneusement taillés copinent avec la vieille machine à écrire portative gris souris. La pipe et son tabac spécial voisinent avec la chemise à carreaux rouges de bûcheron canadien nécessaire à Simenon pour entrer en écriture. Au milieu trône l’authentique meuble de bureau, impressionnant. La petite boule d’or offerte par Denyse Ouimet, sa deuxième femme, a été le témoin de toutes les incertitudes du romancier. C’est magique, quelques infimes détails créent un climat qui a permis d’inventer tant de lieux, tant de personnages, tant d’histoires… On comprend que soient présentés, en écho, les rituels d’Amélie Nothomb (sa compatriote fulgurante), de Colette (le modèle) ou de Gide (le soutien). Par contre, on voit mal le rapport de Simenon avec d’autres comme Duras.

Quelques pas et nous en venons aux secrets d’alcôve, ou presque. Voici Tigy, interviewée peu de temps avant sa mort, on sent dans ces quelques phrases qui évoquent Simenon tout l’attachement qu’elle n’a cessé d’avoir pour lui. Voici Henriette Brüll qui rappelle combien elle préférait son deuxième fils Christian, si tendre, lui.

Non loin, Simenon nous précise ses difficiles relations avec sa fille Marie-Jo. Le vieil homme livre sa détresse au lendemain du suicide de sa fille qui souhaitait avec lui un amour fusionnel, il ne pouvait tout de même pas aller jusqu’à l’amour physique ? Terrible désarroi. Mais qui donc a déchiré la photo de Marie-Jo sur le présentoir, devant la télé ?

Les évocations intimes continuent : Simenon se vante d’avoir « eu » 10000 femmes depuis ses treize ans. On découvre ses lettres d’amour à Tigy, à Denyse. Ses déclarations affectueuses à des amis comme Renoir ou Fellini.

Les sons commencent à s’embrouiller. Une autre école vient de débarquer. Il est midi, les sirènes des bateaux se mêlent aux bruits des autos qui descendent depuis la côte d’Ans. Au fait, pourquoi avoir créé cette exposition dans une tente et pourquoi avoir mis cette tente place Saint-Lambert, sur le site Tivoli, cerné par les voitures ? Retrouver Simenon sur son île d’Outremeuse n’aurait-il pas permis de relier les lieux d’origine aux décors inventés ? Un lieu existant, avec des murs qui séparent les ambiances n’aurait-il pas été plus adéquat ? D’ailleurs, pourquoi ne pas imaginer une exposition permanente ? Il serait temps de fêter à leur juste valeur Grétry, Franck, Ysaÿe, Simenon, Marcel Thiry, Alexis Curvers, Georges Linze… et de profiter de cette masse de documents ou d’objets que nous possédons sur eux pour inventer un musée permanent qui attirerait les visiteurs du monde entier. Et si Liège offrait à ses enfants artistes une vraie place dans la cité ?

On sort du labyrinthe par une route pavée de grès, bordée de dos de livres gigantesques, des écrits de Simenon. Çà et là, des portes dérobées et des caches nous invitent à découvrir une impasse ou un détail réaliste qui a inspiré l’écrivain.

On a retrouvé un mythe de la littérature sous son jour le plus humain. Il nous a livré ses secrets, son intimité. On a saisi le désir des concepteurs de l’exposition qui ont voulu mettre Simenon en phase avec les créateurs de son siècle. Ce n’était pas à chaque coup réussi, loin de là, mais si on est prévenu, avec une bonne préparation et/ou un guide, cela peut être une expérience fructueuse.

Pour ma part, j’avais vécu plus de sensations fortes à la découverte de l’exposition conçue au Musée Saint-Georges il y a dix ans. Pour éviter de se répéter, les mêmes concepteurs ont perdu peut-être une part de l’âme de l’écrivain.

Mais il faut saluer l’entreprise, de toutes façons, c’est formidable de ne pas oublier que Simenon a un siècle et qu’il est né ici. Ici où continuent de naitre beaucoup d’écrivains. Attendra-t-on cent ans pour les célébrer ?

Nicole Widart

Petite mythologie personnelle

En écoutant Simenon, sa mère ou Tigy, j’ai retrouvé l’accent de mon enfance. Quelque chose de doux, de moelleux, à mille lieues des accents excessifs dont les humoristes font leurs choux gras. L’accent de Liège, celui des gens bien, sans expression vulgaire, juste dans le grain de la voix, cet accent-là évoque tous les visages qui ont bercé mon enfance.

Choc supplémentaire avec la voix de Henriette Simenon – dites Henrièèètte en plaçant l’accent tonique sur le i – que ma grand-mère connaissait. J’avais 8 ou 9 ans et quelquefois j’ai eu l’occasion de la rencontrer. Ma grand-mère allait le dimanche après-midi prendre le bus Becco au pont de Chênée pour aller à Banneux. Nombre de vieilles dames, veuves de guerre ou non, se retrouvaient dans le bus, après un bref passage à la chapelle, elles allaient manger un morceau de tarte au riz de Tancrémont. La meilleure.

Henriette Simenon était souvent de la partie. Un peu doyenne, révérée à cause de ce fils dont elle ne se vantait pas, dont elle semblait même mettre la réussite en doute. Il ne fallait pas parler de son écrivain de fils, « un garçon si contraire », comme on dit ici. Pour ma grand-mère et le cercle qui entourait Henriette, c’était un extraordinaire écrivain et tous étaient ravis de connaitre la mère d’un homme si célèbre. Plus tard, j’ai eu, sans le savoir, le bonheur de dévorer les romans de Simenon dans les éditions originales que ma grand-mère s’empressait d’acheter.

Alors, quand j’entends au cours de l’exposition la voix de Henriette Simenon vanter la tendresse de son fils Christian et mettre en cause la qualité d’écrivain de Georges, je me souviens de sa voix, je me remémore d’un coup ces périples à Banneux, le riz parfumé à la vanille ou la cannelle qui s’échappe des tartes grandes comme des roues de charrettes, ces accents si beaux, cette dame un peu raide avec son chignon bouclé qui n’aime pas son fils et ma grand-mère à moi qui trouve qu’il faut l’aimer. Et je me souviens des questions qui m’ont longtemps tracassée : qui n’aimait pas l’autre, qui avait commencé ?

Quelques années plus tard, ma grand-mère m’annonça que son amie Henriette était mourante à l’hôpital de Bavière et que Georges était venu. Elle était soulagée. Les mères doivent toujours aimer leurs enfants. Et les garçons doivent toujours aimer leur mère…

Nicole Widart

Simenon en librairie

Que lire ? Il y a l’œuvre complète en 25 volumes chez Omnibus, l’impressionnante sélection de Maigret ou de « romans durs » qui reparaissent dans différentes collections de poche, les deux volumes annoncés pour mai dans la Pléiade… Puis, il y a aussi tous les livres qui paraissent sur Simenon. Pour vous aider à y voir plus clair parmi ces derniers, nous vous présentons neuf titres récemment parus ou réédités : des albums, des essais (sur la vie du célèbre centenaire, les espaces qu’il a traversés, l’écriture qu’il met en œuvre), mais aussi des guides et même une pièce de théâtre.

Tout Simenon

Collectif, Simenon, l’homme, l’univers, la création, Complexe, 2002

simenon l'homme l'univers la créationAvec la réédition du catalogue de l’exposition «  Tout Simenon », qui s’est tenue à Liège en 1993, les éditions Complexe nous proposent une plongée dans le monde du plus célèbre des Liégeois. Conformément à sa vocation de catalogue, Simenon, l’homme, l’univers, la création est avant tout un beau livre, imprimé sur papier glacé, et agrémenté d’une très riche iconographie : portraits, photographies prises par l’auteur, couvertures de livres, cartes de journaliste, pipes, lunettes, enveloppes ou carnets, tous ces objets ayant appartenu à Simenon, conservés aujourd’hui au Fonds qui porte son nom, dans le château de Colonster. Si ces images à elles seules permettent de se plonger dans l’atmosphère de ses romans, les textes sont de la plume des meilleurs spécialistes de l’œuvre et en parcourent des aspects aussi essentiels que variés. Le volet biographique est présent, d’abord, grâce à Pierre Assouline qui, dans un exercice périlleux, tente de résumer la vie de l’homme à la pipe en moins de dix pages, lui qui lui en a consacré plus de 700. Les débuts de journaliste de Georges Sim à la Gazette de Liège sont ensuite évoqués par Jean-Christophe Camus, alors que Francis Lacassin écrit sur son activité de reporter. Après la vie de Simenon, celle de son héros le plus célèbre est mise sur la sellette : Michel Lemoine détaille les déplacements du commissaire Maigret à Paris, en Province, en Belgique ou ailleurs, et Jacques Dubois s’attache, de manière très réussie, à en tracer les contours sociologiques et psychologiques. Le volet le plus substantiel de l’ouvrage est celui consacré à la production littéraire à proprement parler : Michel Lemoine raconte l’apprentissage du métier à travers l’écriture de romans populaires, alors qu’Alain Bertrand étudie l’importance des romans de la destinée dans l’œuvre. Danielle Bajomée cherche ce qui se cache sous la neutralité du style de l’écrivain, tandis que Jean-Baptiste Baronian dévoile une partie peu connue de l’œuvre, plus proche de Laurel et Hardy que d’Hercule Poirot, celle des nouvelles. Et comme un écrivain aussi prolixe ne peut pas manquer d’avoir ses habitudes d’écriture, Claudine Gothot-Mersch se propose de les dévoiler. Enfin, trois aspects annexes de la production littéraire sont envisagés : les écrits autobiographiques, que le romancier ne considérait pas comme littéraires, par Paul Mercier ; la diffusion et la traduction de l’œuvre, par Bernard Alavoine et Pierre Assouline, et enfin les adaptations cinématographiques dont elle a fait l’objet, par Claude Gauteur. Le tout se clôture par une bibliographie sommaire – et d’autant plus impressionnante de ce fait – du romancier liégeois, mais la cerise sur le gâteau, plutôt sur le fond que sur la garniture puisqu’elle ouvre le recueil, c’est une lettre de la plume de Simenon à celui qu’il appelle son « cher maitre et ami » : André Gide. Un livre qui convient à une première approche autant qu’à un approfondissement de l’œuvre.

Pol Charles

Passion Simenon, l’homme à romans

Jean-Baptiste BARONIAN et Michel SCHEPENS, Passion Simenon, l’homme à romans, Textuel, 2002

baronian schepens passion simenonPour réaliser cet album, les éditions Textuel ont réuni un casting de choix : Jean-Baptiste Baronian est le président de l’association internationale Les amis de Georges Simenon depuis sa fondation en 1987 ; Michel Schepens en est l’administrateur. Autant dire que la biographie illustrée qu’ils nous proposent, la première du genre (même si elle est talonnée de près par le livre de Michel Lemoine qui vient de paraitre chez Gallimard), est étayée par une documentation d’une richesse exceptionnelle à laquelle la qualité des reproductions ne rend malheureusement pas toujours l’homme qu’elle mérite. C’est un peu dommage car, par ailleurs, la conception de l’ouvrage et sa mise en page sont superbes.

La biographie de Simenon est décomposée en dix grandes étapes qui chapitrent l’ouvrage : l’enfance à Liège, les débuts de journaliste, l’arrivée à Paris, le triomphe de Maigret, les voyages, la guerre, l’exil aux États-Unis, la gloire et le crépuscule. Chaque époque est introduite par un texte de synthèse. Le reste du chapitre fait dialoguer un texte discret, des citations extraites des écrits autobiographiques de Simenon et une iconographie passionnante qui alterne les photos au centre desquelles figure le célèbre auteur, les documents d’époque (que l’on regrette parfois de ne pas pouvoir lire) et même les photos prises par le romancier au cours de ses voyages.

L’ouvrage met remarquablement en évidence la boulimie de Simenon et les paradoxes autour desquels se sont organisés toutes les époques de sa vie : une existence brillante, constamment en mouvement, caractérisée par un appétit insatiable et un univers littéraire dominé par la grisaille et la banalité ; un gout égal pour les paillettes et l’isolement (en mer ou à la campagne) ; une formidable capacité de travail et de concentration qui lui permettait à la fois de produire une œuvre démente et d’en être le meilleur propagandiste. C’est dans ce dialogue que s’apprécie l’écriture du livre plus que dans le texte, qui reste globalement hagiographique et glisse rapidement sur les zones d’ombre de son héros.

C’est la mise en lumière d’un tempérament indépendant, déconcertant et foncièrement original, qui fait l’intérêt de l’ouvrage et le rendra aussi précieux pour les simenoniens que les néophytes à la recherche d’une introduction générale agréable et confortable à lire. La bibliographie des éditions originales et des principales études consacrées à Simenon sera également utile aux collectionneurs et aux amateurs auxquels l’ouvrage aura ouvert l’appétit.

Thierry Leroy

Découverte de Simenon

Michel LEMOINE, Simenon. Écrire l’homme, Gallimard, coll. « Découverte », 2003

lemoine simenon ecrire l'hommeVoici un petit livre bien utile, à ne pas manquer, pour tous les étudiants ou les amateurs de découverte, qui puise dans les témoignages, les photos, les lettres, une part de démonstration.

Michel Lemoine publie dans la collection « Découvertes » chez Gallimard un livre nourri de plus de 200 illustrations qui dévoilent l’apprenti journaliste, sa vie parisienne, ses voyages, Simenon père de Maigret, aussi bien que romancier prolixe, critiqué par les uns, vénéré par les autres, salué par Gide et par tant d’autres artistes. Celui qui est devenu  l’écrivain le plus populaire du 20e siècle est suivi pas à pas dans les tours et détours de sa vie privée et publique. On y retrouve forcément les photos de famille, de Joséphine Baker, les documents de travail avec les cinéastes, des affiches de film, des reproductions d’extraits de lettre de Pagnol ou d’autres.

Outre un parcours chronologique nourri d’informations tant iconiques qu’analytiques, Lemoine nous offre en clôture des témoignages et des documents bien intéressants : une longue lettre-confession écrite à Gide où le père de Maigret décrit par le menu son apprentissage de l’écriture romanesque. En écho, des extraits de lettres de grands noms du 20e siècle comme Mauriac, Fellini ou Max Jacob qui nous permettent de cerner l’écrivain vu par ses pairs.

L’aspect pédagogique n’est pas négligé : la publication de vingt-six « débuts de romans » s’avère très éclairante et peut constituer le point de départ de nombreux exercices de style.

Des extraits des Dictées écrites par le Simenon des années 1970, qui avait renoncé au roman, mais non à l’écriture, donnent un rapide coup de projecteur sociologique : la mort de Picasso, le pape Paul VI, les voyous, le roman, les chefs d’état, le racisme, le gauchisme. Un chapitre bien utile pour replacer les idées de l’écrivain dans son siècle.

Michel Lemoine poursuit avec une géographie des romans qui montre comment les lieux qu’il fréquentait ont nourri sa plume. La bibliographie, très documentée également, ouvre des pistes pour s’immerger dans l’œuvre et l’approcher de multiples façons.

Bref, voici un petit livre indispensable pour approcher Simenon. Les documents sont intégrés au texte, avec une mise en page parfois difficilement lisible mais qui a, par la même occasion, l’avantage de relier les mots et les faits du réel de façon étroite.

En cinq chapitres, des balbutiements à la retraite, en passant par l’apprentissage, la réussite et la célébrité, Lemoine donne l’occasion de connaitre l’homme, l’écrivain et des éléments de l’histoire du 20e siècle. Les documents audiovisuels que les télévisions ou l’exposition liégeoise nous proposent sont parfois plus intimes, mais ils complètent judicieusement la lecture de ce petit livre très illustré.

Nicole Widart

Simenon couleur Liège : le périple…

Michel LEMOINE, Liège couleur Simenon, 3 tomes, préface de Danielle Bajomée, CEFAL et Centre d’études Georges Simenon, 2002

lemoine liege couleur simenonMichel Lemoine est un spécialiste de l’œuvre de Simenon, à propos duquel il a déjà publié plusieurs ouvrages, parmi lesquels Liège dans l’œuvre de Simenon (Faculté ouverte, 1988). Le monumental Liège couleur Simenon en trois volumes récemment paru est une refonte complète du livre de 1988. Non seulement il contient un grand nombre d’informations supplémentaires, mais la perspective a quelque peu changé : le fil conducteur n’est plus constitué par les textes de Simenon évoquant Liège, mais par la ville elle-même et par ses différents quartiers. Ainsi, le tome I est consacré au Centre puis au quartier Avroy-Guillemins. Le deuxième est réservé au quartier d’Outremeuse, où se situent, entre autres, l’église Saint-Pholien, le buste de Simenon (dont il manque toujours la pipe) et la rue Simenon (que le romancier a habitée enfant quand elle s’appelait rue Pasteur). Le troisième tome s’éloigne vers Amercoeur, Coronmeuse, la banlieue puis la province.

Michel Lemoine fait montre d’une érudition impressionnante qui se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord, il connait les moindres recoins de l’œuvre de Simenon, des romans populaires rédigés sous pseudonyme aux dictées finales, en passant par les articles du jeune journaliste, la correspondance inédite et les nombreuses interviews dans lesquelles le père de Maigret a pu évoquer sa ville natale. Évidemment, ce sont les romans qui sont les plus abondamment cités, Pedigree en tête. Mais Michel Lemoine ne se contente pas de ceux qui se passent explicitement à Liège. Il traque les échos liégeois partout, aussi bien à Nantes, à Paris qu’à New York. Ainsi, dans Trois chambres à Manhattan, le motif du robinet au fond d’un couloir tenant lieu de salle de bain rappelle la maison où Simenon est né. Les noms de personne font l’objet de semblables recherches, à commencer par celui de Maigret lui-même et de son adjoint Lucas.

Ensuite, comme ces exemples le suggèrent, l’érudition de Lemoine suppose une connaissance sans faille de l’enfance et de la jeunesse à Liège de Simenon : le lecteur de l’œuvre s’est également fait biographe et n’a rien laissé au hasard, corrigeant au besoin les souvenirs de l’écrivain (notamment au sujet de la vraie affaire du pendu de Saint-Pholien).

Enfin, Michel Lemoine connait parfaitement Liège et son histoire récente. L’on apprend, par exemple, en quelle année a été détruite une pharmacie vendant des purgatifs pour pigeons qui servit de cadre au premier roman du jeune Simenon.

Une telle somme de connaissances a peut-être quelque chose de décourageant. Heureusement, l’ouvrage peut donner lieu à plusieurs types de lectures. Nombre d’informations sont consignées dans un apparat critique constitué de 1586 notes qui ne sont pas nécessaires à la bonne compréhension du texte suivi. Et le livre peut aussi servir d’ouvrage de référence grâce à sa table des matières, à trois index (des lieux, des livres et des personnes) et aux caractères gras qui permettent de retrouver facilement dans le texte les noms des rues et des places.

Sans doute pour profiter au mieux de cet ouvrage faut-il connaitre  (et aimer) à la fois l’œuvre de Simenon et la ville de Liège. Mais une seule de ces deux conditions peut suffire. Qui s’intéresse aux rapports unissant un auteur à une ville trouvera aussi ici matière à réflexion, car, comme l’indique Danielle Bajomée dans sa préface, les romans de Simenon et leur fameuse atmosphère se ressemblent d’une « résonance affective du lieu » qui s’origine dans la ville de son enfance.

Laurent Demoulin

… Et les petites promenades

Dans les pas de Georges Simenon. De la place Saint-Lambert à Outremeuse, d’après les textes de Michel Lemoine et Jean-Denys Boussart, adaptation au circuit Simenon par Wendy Nève et Rudi Katusic, Liège, CEFAL, 2003
Christian LIBENS, Sur les traces de Simenon à Liège, préface de John Simenon, Éditions de l’Octogone, coll. « Promenades découvertes », 2002

À l’ombre du Liège couleur Simenon de Michel Lemoine, deux ouvrages plus modestes parcourent également la Cité ardente en compagnie du père de Maigret : Dans les pas de Georges Simenon (Éditions du CEFAL) et Sur les traces de Simenon à Liège (Éditions de l’Octogone).

Le premier est un résumé de l’ouvrage de Lemoine agrémenté de remarques historiques (principalement à propos du quartier d’Outremeuse) et de témoignages (au sujet de la « Caque ») tirés d’un autre livre consacré au même sujet : Liège de Simenon. L’itinéraire Simenon de Jean-Denys Boussart (Noir Dessin, 1994). Le principe consiste à traverser le centre de la ville et Outremeuse en évoquant chaque endroit lié à la biographie de Simenon ou à l’un de ses romans. Il s’agit, en quelque sorte, de faire revivre la ville d’alors à travers celle d’aujourd’hui. De nombreuses cartes postales d’époque illustrent le propos.

Le second livre est signé Christian Libens, auteur qui a déjà prouvé, notamment avec le roman La forêt d’Apollinaire, son gout pour les parcours littéraires. Son Simenon est lui aussi inspiré, comme l’indique la dédicace, des travaux de Lemoine et Boussart. Il a néanmoins la particularité d’être ancré dans le présent (les photos montrent la ville d’aujourd’hui) et de ressembler davantage à un guide pratique (notamment grâce à un plan de la ville). Par ailleurs, Libens ajoute à ses connaissances simenoniennes des remarques concernant d’autres romanciers, comme René Henoumont et surtout Alexis Curvers qu’il appelle « l’autre génie littéraire liégeois du 20e siècle ».

Laurent Demoulin

Parcourir la Belgique avec Simenon

Michel LEMOINE et Michel CARLY, Les chemins belges de Simenon, CEFAL, 2003

les chemins belges de simenonCette promenade à travers un pays (Liège, la Meuse, Charleroi, Bruxelles, la Flandre), une vie et une œuvre est tout sauf buissonnière : elle fut planifiée et dessinée au sortir de vastes lectures simenoniennes dont les échos, comme autant de citations (qui, à vue de nez, composent les deux tiers du livre), accompagnent nos pas – lesquels, assurait Breton, ne sont jamais perdus.

La Liège natale du « petit Sim », ses rumeurs, ses odeurs, ses couleurs ; bien qu’il s’y soit senti très tôt enfermé, coincé, l’enfant y connut aussi le « côté de chez Désiré », celui du bonheur, rue Puits-en-Stock, et il y fut l’élève de sœur Adonie qui contrevenait heureusement aux directives de l’Instruction publique interdisant d’apprendre aux enfants à lire et à écrire avant qu’ils aient six ans. Et il y rencontra, au sein de la Caque (les « Compagnons de l’Apocalypse » dans Le pendu de Saint-Pholien), cette bande de musiciens, de rapins et de prétendus poètes, celle qui deviendrait sa première épouse, Régine Renchon. Reste que le créateur de Maigret avait parfois oublieuse mémoire : celle prise en flagrant délit par les auteurs pour avoir confondu le boulevard Saucy et celui de la Constitution. Ils ont même vu ce que Simenon n’a jamais vu : le nom d’un Arnold Maigret sur le mémorial aux policiers liégeois morts pour la patrie.

Au fil de la Meuse de Givet à Namur : c’est sur son cotre L’Ostrogoth que Simenon, en 1930, compose son premier Maigret. Et c’est Givet parcourue « en relisant Chez les Flamands. Ou l’inverse : relire une ville en suivant la quinzième enquête de Maigret ». C’est ensuite, à Charleroi (sa gare est l’une des escales simenoniennes), la Sambre qui « peine comme une langue d’huile » ; c’est Le locataire dont Granier-Deferre torera L’étoile du nord, tourné dans les faubourgs ; c’est aussi un Simenon en reportage pour Voilà, qui prétend que la salle de cinéma du « Palais du Peuple » est « la plus somptueuse du Borinage » (sic !) ; c’est enfin, côté tragédie, un Christian Simenon rexiste (et frère de Georges) qui, en 1944, assassine des otages à Courcelles.

De Bruxelles, l’écrivain ne fut pas le piéton, ce qui explique qu’il « ne nous a guère transmis l’essence » de la ville. Mais sa mémoire bruxelloise n’est pas si démunie ; elle surprend même le maitre d’un hôtel de luxe en train de réchauffer des havanes et de les humecter de cognac – ce qui, à mon humble avis, est une hérésie. Comme les autres chapitres, celui consacré à Bruxelles fourmille d’illustrations (photographies, anciennes cartes postales), mais on goute particulièrement celles, délicieusement coquines, qui, dans le Paris-plaisir de 1925, accompagnent Les tabourets du Cliquet’s bar de Luc Dorsan, l’un des pseudonymes de Simenon. Et on se surprend à rêver un peu à Victor Hugo qui « allait honorer sa chère Juliette Drouet à une adresse qui correspond à l’actuelle librairie Tropismes ».

Restent les « Touches flamandes » : la route au tabac autour de Furnes où trône le bourgmestre, le baas, fabricant de cigares : la couleur de la mer entre Ostende et Coxyde ; Anvers la souriante ; enfin la nostalgie limbourgeoise : « Nous venons tous du Limbourg », reconnaissait, évoquant sa famille, Simenon séduit par un paysage où se célèbrent « les noces de l’eau et de la terre ».

Pol Charles

Le grand dénicheur de Simenon l’Américain

Michel CARLY, Sur les routes américaines avec Simenon, Omnibus, 2002

richter simenon malgré luiFouiner, fouiller, filer, pister, voyager, lire, marcher, questionner ; enfin : écrire. Cinq ans : ce qu’il en a couté à Michel Carly pour devenir, in the world, le plus grand dénicheur de Simenon l’Américain.

À mon estime, l’homme ne sort pas grandi de l’enquête : cet imposteur se prétend ancien de l’Ulg quand il n’a pas terminé son collège ; cet égoïste monumental « est capable de se détacher […] des conflits entre ses femmes, des prémices du divorce, de l’attente, inquiète chez lui, de l’accouchement de Denyse » ; ce boulimique jouisseur pratique le ménage à trois, voire à quatre (la Canadienne Denyse imposée au foyer conjugal comme secrétaire-maitresse pour y rejoindre la cuisinière-servante-déjà maitresse Boule) et, survolté par un appétit qui, suggère métaphoriquement Carly, « met un caillou dans son sexe », godille de call-girls en partouzes – et qu’est-ce qui l’empêcherait, en prime, de se comporter en jaloux violent ? Et son âpreté au gain, et dès 1941 sa collaboration avec la Continental Films, société à capitaux allemands, et les distances frileuses rapidement prises avec son encombrant frère Christian, le rexiste qui assassina les otages de Courcelles en août 44. Non, Boule avait beau l’appeler son « petit Monsieur joli », le bonhomme n’était pas joli joli… Il n’empêche : si le modèle n’était guère attachant, le portraitiste, lui, a fait du très bon boulot.

D’abord en répondant à une question longtemps restée pendante : pourquoi, en 45, Simenon quitte-t-il l’Europe ? Parce que son inspiration, un peu essoufflée, s’est ranimée à la lecture des traductions de Hammett, de Chandler, de Mc Coy que lui envoie Gallimard, qu’il se sent lui-même auteur de romans noirs et espère que son destin littéraire s’accomplira outre-Atlantique. Parce qu’il est au bout d’un cycle conjugal : Tigy, c’est fini. Parce que l’homme d’affaires aux dents longues attend d’Hollywood qu’elle lui prépare un pont d’or. Dix ans plus tard, Simenon fera le trajet en sens inverse : parce que, même si on l’étudie là-bas dans quelque université, il est, aux yeux des Américains, fondamentalement resté un Européen (« le plus grand romancier russe de langue française », pouvait naguère estimer Vandromme) ; parce que son inspiration a pompé tout ce qu’elle a pu ; parce qu’il était arrivé trop tard à Hollywood où la grande époque des films noirs était révolue, où seuls des seconds couteaux avaient mis en scène quelques-uns de ses romans ; parce que des aumôniers cathos ont interdit « ses livres dans les centres de récréation militaires » ; parce que la croisade maccarthyste le dégoute, du moins Carly le suppose-t-il.

Mais le plus épatant du livre, c’est l’alacrité que met Carly à « marcher dans les romans » simenoniens, et à nous y entrainer pour souligner la précision de descriptions qui n’ont, après un demi-siècle, guère pris de rides : « Où est l’hôtel du crime ? En plein centre, au 11, Howell Avenue, il s’appelle le Copper Queen Hotel. Ses architectes new-yorkais […] l’ont doté d’une façade à l’italienne qui lui donne un petit air de chalet alpin ». Et à Tucson, le tribunal de justice « rose-violet, de style hispanique » avec sa « coupole coiffée de céramique », est « bien tel que Simenon le décrit dans le roman ». Décrivant, Carly a retenu, mais en plus elliptique, les leçons du maitre : « Ce décor est dangereux dans son silence. Il ressemble à un félin endormi au soleil, ou plutôt à un crotale enroulé sur son venin. Il sue le mystère sous ses balayures. Vernis hispanique et côté polar cuisent au soleil ». Et cerise sur le gâteau, Carly, en plus de tout Simenon, a aussi lu Mallarmé : « les dés de la Dépression qui abolissent le blizzard… »

Pol Charles

Un Simenon de profil

Anne RICHTER, Simenon malgré lui, Renaissance du livre, 2002

richter simenon malgré luiD’entrée de jeu, Anne Richter veut distinguer son essai de l’immense marée qui va couvrir les tables des libraires en cette dite année « Simenon » : il n’a « rien d’une étude exhaustive », n’étant non plus une biographie de plus, ni une étude thématique. C’est un authentique « livre d’humeur » qu’elle nous confie, résultat d’une longue fréquentation, à la fois enthousiaste et critique, de l’œuvre simenonienne. On ne s’étonnera donc pas d’y trouver exprimées de nombreuses irritations, contre l’homme, par exemple, bien inférieur à l’écrivain, mais aussi contre ses lecteurs pressés, ses interprètes aveuglés ou ses détracteurs superficiels. D’une lecture agréable, ce livre « de réflexion vagabonde » veut fixer un portrait de profil, plus révélateur peut-être de l’acteur que ne manquait pas d’être le Simenon se présentant avantageusement de face. Richter veut saisir le personnage confronté à ses écrits et, notamment, le situer par rapport au champ littéraire, c’est-à-dire parfois intégré, d’autres fois exclu, le plus souvent dans les marges. Isolé volontaire, celui-ci ne manque pas de se référer discrètement à un establishment qu’il parait dédaigner ou ignorer. Ce sont ces « proximités » qu’Anne Richter s’attache à dépister. Dépassant les figures trop souvent citées de Freud et de Gide, sans doute des « passants considérables » dans le voisinage de Simenon, elle cherche chez Dostoïevski et Poe, chez Chamisso ou Andersen de probables sources dont le père de Maigret ne livre pas la clé. Elle repère, par exemple, tant dans le vertige du clochard que dans l’esprit d’innocence si souvent mis en scène, l’au-delà d’une stratégie volontaire. C’est l’ombre qu’elle va interroger, dans le sillage de l’homme, le suivant lorsqu’il va, dans un taudis de la rue Mouffetard pour les besoins du Petit Saint, « renifler une épaisse odeur de misère » après avoir dîné au Georges V : lequel de ces décors est une compensation à l’autre ? Cette « éthique qui se moque de l’éthique » serait d’abord sensualiste, nous dit-elle, ce qui permet de signaler une autre proximité, cette affinité évidente qui le lie à Henry Miller, seul pair peut-être qu’il voudra bien se reconnaitre. Mais il  préfère l’homme à l’écrivain, comme il apprécie chez d’autres romanciers américains le fait qu’ils « ont vécu ». Ce sont les œuvres à contenu métaphysique qui intéressent le plus Richter, les romans de sens, même si leur intentionnalité est implicite. La rencontre physique n’eut jamais lieu, mais la confrontation textuelle de Simenon à Jung se révèle saisissante. À le lire entre les lignes, l’auteur démontre combien le Simenon anxieux au milieu des épreuves de sa réussite éprouvait un besoin obsessionnel d’autojustification, ce qui le pousse en définitive à cette littérature de plaidoyer, révélatrice à rebours, par ce qu’elle dissimule ou dérobe.

Jeannine Paque

Simenon ou le roman gris, neuf études sentimentales

Jean-Baptiste BARONIAN, Simenon ou le roman gris, Textuel, 2003

baronian simenon ou le roman grisDans ce volume qui rassemble quelques textes antérieurs, relus et remaniés pour la circonstance, Jean-Baptiste Baronian bat en brèche quelques idées toutes faites sur Simenon et éclaire quelques aspects de sa personnalité et de son génie. Il le fait avec un mélange d’érudition, d’originalité et de limpidité qui est l’apanage des grands spécialistes.

Baronian s’attaque tout d’abord aux concepts de littérature de genres et de paralittérature qu’il trouve marginalisants, réducteurs, fourre-tout et surtout insuffisants pour aborder une œuvre comme celle de Simenon. Baronian considère en effet que Simenon n’est pas seulement une composante de l’imaginaire collectif du 20e siècle, que même ceux qui ne l’ont pas lu connaissent. Il fait aussi partie du cercle très rare des romanciers novateurs, au même titre, probablement, que Céline ou Faulkner.

Baronian s’intéresse aux pans de l’œuvre qui sont méconnus ou négligés : les romans écrits sous pseudonymes (près de 200 en dix ans) que l’on peut difficilement lire au premier degré mais qui constituent un formidable laboratoire pour l’œuvre à venir ; les contes, nouvelles et bluettes pour les journaux et les collections populaires qui nous font découvrir un Simenon facétieux, celui des années 1930, où il fut notamment l’amant de Joséphine Baker et où l’on découvre les premiers avatars de Maigret (Sancette ou Leborgne). Baronian consacre également une de ses études à Maigret à Vichy, un roman d’après lui sous-estimé, qui nous offre une des rares occasions d’observer l’inspecteur au quotidien. Quand il n’exerce pas son art de la maïeutique (méthode qui depuis Socrate permet d’accoucher les esprits), Maigret est un homme comme les autres (ce que Simenon prétendait également être). C’est précisément cette banalité qui lui permet d’être en phase avec ses interlocuteurs et qui fait l’originalité du héros. Baronian analyse également Je me souviens, la première mise en forme de la matière de Pedigree. Il estime bien plus ce texte que Gide, qui n’y voyait que le brouillon d’un grand roman familial.

L’essayiste s’intéresse de près à Liège et à Paris, deux villes capitales pour Simenon. La première parce qu’elle est le lieu où se fondent son imaginaire et sa première vision du monde (Liège est un songe) et parce qu’elle fournit le cadre de quelques romans essentiels, notamment Le pendu de Saint-Pholien qui relate, plus ou moins directement, des événements vécus par Simenon lorsqu’il appartenait à la bande fêtarde et avant-gardiste de la Caque. La seconde parce que s’y déroule une très grande partie de son œuvre romanesque (107 romans, dont 67 Maigret sur 193, se passent dans la capitale française) ce qui fait sans doute de Simenon le chantre par excellence de la Ville-Lumière et de Maigret, selon Baronian, le double littéraire de Léon-Paul Fargue, le piéton de Paris.

Baronian se sert également de romans qui se déroulent à New York pour évoquer les années de son exil heureux et fécond aux États-Unis de 1945 à 1955. Ces romans fournissent également une mise en abyme du processus de réminiscence qui est sans doute le moteur principal de l’œuvre de Simenon aussi bien pour la fiction (il est alors accompagné d’une véritable métempsycose : Simenon s’isolait pour s’immerger dans la peau d’un personnage qui se nourrissait parallèlement de ses propres souvenirs) que pour la partie autobiographique (accompagné d’une réflexion introspective régie par la devise : comprendre mais pas juger).

Baronian s’intéresse évidemment aussi au style et à l’originalité de Simenon qui a su exprimer le sentiment poétique de la vie moderne (Simenon ou le roman gris) et se rattache par-là à Poe et à Baudelaire. C’est quand il transcende ses souvenirs, quand il met de la distance entre les choses telles qu’elles sont et les choses telles qu’elles finissent par se décanter dans son esprit, quand il donne du temps, beaucoup de temps à sa mémoire, que Simenon est un romancier hors du commun.

Thierry Leroy

Au coeur de Simenon

Jacques HENRARD, Simenon, fils de Liège, Lansman, 2003

henrard simenon fils de liegePour ceux qui ne savent pas encore que Simenon est né à Liège en 1903, pour ceux qui ignorent encore qu’il fut l’un des romanciers les plus prolixes du siècle dernier, et un des auteurs les plus traduits dans le monde, pour ceux qui n’auraient pas compris que sa vie fut constellée de femmes, certaines beaucoup plus importantes que d’autres, pour ceux qui s’obstinent encore à ne pas voir qu’il s’agissait d’un homme aussi génial qu’ambitieux, aussi tourmenté qu’insatiable, pour ceux, aussi, qui sont déjà au fait de toutes ces choses, mais qui sont désireux de s’interroger sur le parcours de ce phénomène de la littérature française, les éditions Lansman publient dans leur collection « Théâtre à l’affiche » un texte de Jacques Henrard qui plonge directement le lecteur dans l’univers affectif du plus illustre des Liégeois. Il s’agit d’une pièce en deux parties, qui retrace les grandes étapes de sa vie : son rapport à sa mère Henriette, sa rencontre avec Tigy, sa première femme, les difficultés d’intégration au milieu littéraire, le contrat passé avec Gaston Gallimard, les années d’Amérique après les accusations subies à la libération, le retour en Europe et la fin de carrière en Suisse, enfin la décision de prendre sa retraite. Ce tracé chronologique pourtant n’est qu’un fil rouge pour une interrogation plus profonde, fidèle à l’esprit du romancier : car ici Jacques Henrard ne juge pas, il tente de comprendre les mobiles d’une vie, en identifiant les « fantômes » qui la traversent, et, l’âge venant, se font toujours plus présents. Ainsi l’une des problématiques soulevées dans cette pièce est le rapport que Simenon entretient avec les femmes, rapport problématique semble-t-il dès les années d’enfance : aussi retrouvera-t-on parmi les personnages, outre Henriette, Tigy ou Denyse, sa deuxième femme, Boule, la cuisinière, mais aussi une figure intemporelle : la professionnelle, qui représente la catégorie des filles de joie dont le romancier faisait grand cas. Autre point fort du texte, le questionnement perpétuel de Simenon sur sa valeur d’artiste : pour aborder ce sujet, Henrard fait intervenir tous les personnages, mythiques ou réels, de la carrière du romancier : de sa mère à André Gide, de Denyse à Boule en passant par le commissaire Maigret lui-même, donnant l’impression que toutes ces vies tournent autour de l’effort créatif d’un seul homme. Ainsi, au fil des dialogues, des regrets exprimés par le romancier ou des accusations violentes formulées par ses proches, la pièce trace le portrait d’une vie consumée par une perpétuelle recherche de soi-même, placée sous le signe de l’inquiétude autant que sous celui de l’argent, de la gloire et des femmes. Enfin, pour ceux qui n’aiment pas lire (mais y en a-t-il beaucoup parmi nos honorables lecteurs ?) signalons que la pièce sera créée par le Théâtre Arlequin à Liège, le 29 mars 2003 au Forum, dans le cadre de l’opération « 2003, année Simenon au pays de Liège ».

Pascal Leclercq

Les (sans) culottes de Simenon

Si en France, tout finit par des chansons, en Belgique, tout peut donner motif à dérision. Notre tour de piste consacré au romancier pléiadisé n’aurait pas été complet si nous n’avions pas fait entendre aussi le rire du clown, quelques voix carnavalesques. Voici deux documents, l’un de 1965, l’autre du mois dernier, qui attestent que si la figure de Simenon reste extraordinairement vivante, l’esprit dada et surréaliste, quant à lui, n’est pas vraiment mort.

C’est Pierre Puttemans, l’un des 7 types en or, qui nous a rappelé l’autre jour, à la Foire du livre de Bruxelles, alors que Dieu sait pourquoi nous parlions du centenaire, cette compilation naguère réalisée par Marcel Mariën : une lecture de l’œuvre quasi structuraliste qui met en évidence un obsession de Simenon. Ce travail n’avait pas échappé à la vigilance d’Hubert Juin, qui le reproduisit dans son anthologie (enlevée et joyeuse) de la littérature érotique, 369… parue à Paris en 1970 à l’enseigne des éditions Publications Premières. Il fit suivre les citations qu’on va lire du commentaire suivant : « Ces phrases sans culotte du prolifique père de Maigret ont été découvertes et rassemblées par un écrivain et peintre belge, Marcel Mariën, et furent pour la première fois publiées, à Bruxelles, dans la revue Phantomas, sous le titre : Les Danaïdes ». Hubert Juin, quant à lui, a repris cet ensemble sous le titre « Le nu » qui, dans son alphabétique ouvrage, précède les rubriques « La politesse » et « Préludes ». Voici donc, de l’homme à la pipe, quelques fragments déshabillés.

Carmelo Virone

Les Danaïdes

Il lui arrivait de venir au bureau, en fin d’après-midi, et de l’entrainer sur une pile de livres pendant que son mari, dont on entendait distinctement la voix de l’autre côté de la cloison, était en conversation avec un visiteur.
Afin d’aller plus vite, elle ne portait pas de culotte. (Georges Simenon, Les quatre jours du pauvre homme)

Elle s’appelait Anaïs. Elle couchait avec tous les hommes. On prétendait que, chez elle, c’était une sorte de maladie. Elle ne portait jamais de culotte, c’était connu, et, quand on lui demandait pourquoi, elle répondait : – Des fois que le gars changerait d’avis avant que je l’aie enlevée ! (Georges Simenon, Le temps d’Anaïs)

Laurette ne ratait aucune occasion de coucher avec un homme. Elle m’a avoué que certains jours qu’elle prévoyait une de ces occasions, elle ne mettait pas de culotte afin de gagner du temps. (Georges Simenon, Lettre à mon juge)

C’était sa femme, la mère de Ferdinand, qu’on appelait « la belle Fernande » et on prétendait qu’elle ne portait jamais de pantalon, qu’elle avait même déclaré cyniquement :
– Le temps de l’enlever et on risque de perdre une occasion. (Georges Simenon, Un échec de Maigret)

Son regard faisait le tour de la pièce, s’arrêtait sur le seul angle de mon bureau qui ne fût pas encombré de papiers et alors, se troussant jusqu’à la ceinture, elle se renversait en murmurant :
– Autant que vous en profitiez avant qu’ils ne me mettent en prison.
Elle ne portait pas de culotte. (Georges Simenon, En cas de malheur)

Elle posait des questions toujours plus précises, presque techniques, d’une voix qui n’avait jamais été aussi rauque.
À une de ses questions, il répondit presque candidement :
– Elle ne portait jamais de culotte.
Elle rit, de son chaud rire de gorge, et se découvrant d’un geste rapide.
– Moi non plus. Voyez ! (Georges Simenon, Les quatre jours du pauvre homme)Marcel Mariën, Phantomas, 1965, numéro « La nature »

Les vitrines

À Liège, dans sa vitrine de la rue des Mineurs, l’espace « D’une certaine gaieté » présente un hommage à sa façon.

« Simenon aimait les femmes. Blondes, brunes, rousses. Femmes félines, femmes à plumes et à paillettes. Bouches en cœur, œil de biche, charme enjôleur… Il disait même : ‘J’ai toujours été obsédé par la femme. Je recherchais le contact humain. Or, le contact le plus grand que l’on puisse avoir avec un être, c’est encore de faire l’amour. J’ai cherché la femelle à travers toutes les femmes. Je disais très nettement : ‘Voulez-vous une aventure de quinze jours, de deux jours, d’une heure ou d’un petit quart d’heure ?’

Femmes des rues et des ruelles, où les regards des hommes cherchent l’oiseau rare, l’instant magique. Femmes des bordels et des bars, qu’une certaine frange politiquement correcte à la morale amidonnée traque aujourd’hui dans toutes les petites ruelles, de Liège à Bangkok. Que penserait donc Simenon en voyant disparaitre de sa ville natale ces putes qu’il a tant aimées et dont il disait : « J’ai trouvé chez les prostituées des femmes beaucoup plus sympathiques, beaucoup plus directes et franches, beaucoup plus désintéressées que les femmes du monde ». Curieusement, cette dimension essentielle de la vie du romancier semble résolument absente des innombrables manifestations qui se déroulent actuellement à l’occasion du centenaire de sa naissance. C’est pour honorer sa mémoire que nous avons voulu ramener les femmes à leur juste place : à ses côtés ».

Nat Ryckewaert


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°127 (2003)