La biographe d’une centenaire

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Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar est née à Bruxelles le 8 juin 1903. En même temps que beaucoup d’institutions yourcenariennes, le Centre international de documentation Marguerite Yourcenar participe activement à la commémoration du centenaire de sa naissance. La fondatrice du Cidmy, Michèle Goslar, après avoir rédigé une biographie aussi passionnée que minutieuse, Yourcenar, « Qu’il eût été fade d’être heureux », vient d’adapter pour la scène Alexis ou le traité du vain combat.

Le Carnet et les Instants : Dans l’introduction de votre biographie, vous écrivez : « J’ai rêvé d’écrire ce livre à la premier personne… » Vous souhaitez donc vous identifier totalement à Marguerite Yourcenar ?
Michèle Goslar :
Comme Marguerite Yourcenar l’avait fait pour Hadrien, j’ai écrit les 27 premières pages en je. L’éditeur et Suzanne Lilar m’ont fortement déconseillé de poursuivre et moi-même j’ai compris que, dans les passages de plus grande intimité, le ton me devenait impossible à atteindre vraiment.

Cinq ans plus tard, vous regrettez encore de ne pas avoir osé le faire ?
Je regrette de n’en avoir pas été capable, en effet.

En tout cas, la proximité est si grande entre vous-même et Yourcenar qu’on perçoit dans votre livre un accord quasi fusionnel. Il semble par moments que vous écriviez sous sa dictée, tant vous reproduisez certains traits de son style.
J’avais la foi. C’est comme un état de grâce qui a duré dix ans. Tout au long de mes recherches, je me suis sentie littéralement poussée dans le dos. Quant au style, j’ai voulu faire un ouvrage littéraire et c’est volontairement que je reproduis certains procédés d’écriture yourcenariens.

Vous tranchez délibérément dans le vieux conflit des critiques littéraires en établissant de fréquents parallèles entre la vie et l’œuvre de l’écrivain.
Au contraire de ce qui se fait souvent, aller de la vie vers l’œuvre, j’ai voulu éclairer certains aspects de la vie de Yourcenar par son œuvre où je détectais qu’elle parlait d’elle-même sous le couvert de personnages. Ainsi, lorsqu’elle recrée certaines relations entre Jeanne de Vietinghoff et son père, elle évoque en réalité des moments qu’elle a vécus avec Jerry Wilson. Elle est restée fort secrète touchant sa vie intime, elle avait honte de sa sensibilité et le cachait sous une apparente froideur, mais elle se trahit dans son œuvre. Mon livre se distingue des deux autres biographies, celle de Savigneau et celle de Sarde, parce que, libre de toute commande, j’ai pris le temps de collecter tous les éléments possibles et je me suis assigné deux buts : creuser le côté affectif de la personne et donner envie de lire l’œuvre en en livrant certaines clés.

goslar yourcenar qu'il eut ete fade d etre heureux

Vos recherches vous ont conduite presque impérativement à fonder le Centre de documentation que vous dirigez aujourd’hui à Bruxelles. Quels ont été les obstacles ou les problèmes rencontrés pour mener à bien cette entreprise ?
Face à l’absence quasi-totale de sources utiles dans les institutions belges et françaises, il était vraiment nécessaire de rassembler la documentation en un seul lieu et de la mettre à la disposition du public. En outre, ce centre devenait pour moi une carte de visite, une voie de reconnaissance pour mon travail. Les problèmes concernaient la manière dont nous allions exploiter le fonds. Impossible d’éditer les inédits ou textes dont on a perdu la trace aujourd’hui : les ayants droit et Gallimard s’y opposant. Même chose pour les textes d’analyse dont la publication aurait concurrencé la Société d’études yourcenariennes. Nous avons donc choisi d’éditer des bulletins thématiques.

Un chemin à soi

Ce centre vous, l’avez alimenté de vos recherches, puis il vous a nourrie en retour. Quel fut son retentissement à l’extérieur de nos frontières ? Comment fonctionne-t-il aujourd’hui ?
Certains documents, notamment américains, ne peuvent se consulter qu’ici. Ainsi le catalogue de la bibliothèque de Yourcenar (plus de 7000 titres), établi par Yvon Bernier, ne peut se trouver en Europe qu’à Bruxelles et à Tours, mais seul le Cidmy est ouvert au public. Il n’y a plus aujourd’hui un seul continent qui n’ait contacté le centre.

Sollicitée maintenant pour guider d’autres chercheurs, vous poursuivez cependant votre propre chemin en abordant l’œuvre de front : vous venez d’adapter Alexis pour la scène. Continuité ou changement par rapport au travail précédent ?
Il s’agit toujours de mettre en pratique la connaissance que j’ai de l’œuvre de Yourcenar. Je voulais prouver que le texte passerait bien à la scène. La difficulté était de ne pas le manipuler, la seule liberté qui m’était permise était d’en faire un découpage. Le résultat doit beaucoup à la mise en scène de Monique Lenoble au Théâtre Poème.

Ce dévouement quasi-total à l’œuvre et la personne de Yourcenar laisse-t-il place à d’autres écrivains ou textes dans vos intérêts ?
L’animation du centre, mes propres recherches me prennent beaucoup de temps. Mais mon enthousiasme ne faiblit pas et je trouve constamment de nouveaux centres d’intérêt. J’ai montré combien Yourcenar se livre dans le discours d’Hadrien sur l’amour. C’est un texte qui expose une conception purement féminine de la passion. On peut dire la même chose de Zénon. Je lis d’autres choses évidemment. Par ailleurs, je voudrais m’attacher à une étude sur Victor Horta.

Songez-vous à écrire pour vous, à produire une œuvre plus personnelle ?
J’ai écrit une petite pièce qui a été jouée au Théâtre Poème, La malmorte (éd. de l’Ambedui, 2000), une œuvre originale. J’ai des choses dans mes tiroirs que je voudrais retravailler. J’aimerais écrire un récit ou un roman, mais je n’aime pas la fiction (pas plus que Yourcenar d’ailleurs).

Que diriez-vous en secret à Marguerite Yourcenar ?
Il y a un épisode peu glorieux relatif aux Charités d’Alcippe, ce recueil de poèmes de Yourcenar publié sur une presse à bras par Alexis Curvers, que Yourcenar a d’abord dédaigné puis défiguré par des ajouts ou en corrigeant des titres ou fragments à même les quelque cent cinquante volumes en édition de luxe qu’elle s’était réservés pour elle et ses amis. Le restant des exemplaires a dû être retiré du commerce et La flûte enchantée a fait faillite. Elle a un peu considéré cette publication qu’elle malmenait comme un banc d’essai. Je n’aime pas ce comportement d’ogresse pour défendre son œuvre. Par ailleurs, il y a de larges pans d’ombre de sa vie que j’aimerais élucider, comme ses rapports avec les Vietinghoff. Par contre, beaucoup de gens lui ont reproché sa liaison avec Jerry Wilson. Moi no, j’aime beaucoup ce moment de la fin de sa vie où elle retrouve tout à coup l’amour de sa jeunesse pour un homosexuel, où elle préfère vivre à toute autre chose et même à écrire.

Commémorations

Parmi les activités destinées cette année à commémorer le centenaire de la naissance de l’écrivaine, laquelle souhaiteriez-vous promouvoir en particulier ?
Toutes me paraissent importantes, mais j’aimerais insister sur l’œuvre d’art qui sera érigée en 2003 à Bruxelles, à proximité de son lieu de naissance. Côté expositions, il faut noter ce grand événement que sera la présentation au Parlement de la Communauté française de documents sortis pour la première fois de la Houghton Library de Harvard : une exposition « grand public » du 15 octobre au 30 novembre. L’exposition à la bibliothèque royale (du 26 juin au 15 août) sur Yourcenar et la Belgique. Côté publications, le centre sort en mai, aux éditions Racine, un volume au format spécial et richement illustré : Marguerite Yourcenar. Regards sur la Belgique et en septembre, à La renaissance du livre, Les illustrations de L’œuvre au noir. Un album constitué par Yourcenar, au moment de la rédaction de son œuvre, comprenant à peu près quatre-vingt-quatre documents iconographiques.

2003, c’est aussi « l’année Simenon » : un autre centenaire qui fait beaucoup de bruit en ce moment. Yourcenar s’est-elle jamais exprimée au sujet du père de Maigret ?
Pas dans ses écrits, à ma connaissance. Mais vérification faite dans le catalogue de sa bibliothèque à Petite Plaisance, elle possédait un exemplaire de Je me souviens et, fait remarquable, celui-ci se trouve dans la bibliothèque de sa chambre, là où elle avait rangé les livres qui lui étaient le plus cher.

Que pensez-vous de la récupération de Marguerite Yourcenar par l’histoire littéraire en Belgique ?
Il ne s’agit pas de l’accaparer, mais, tout de même, elle est née à Bruxelles. Ce seraient plutôt les Français qui exagèrent cette tendance : on dit à Paris qu’elle est née à Lille, qu’elle est morte à Paris etc. Un auteur appartient au monde entier et elle appartient à la littérature francophone. C’est la communauté de langue qui situe un auteur. Il est vrai que beaucoup la considèrent à tort comme un auteur belge. Dans la notice que j’ai rédigée pour les éditions Racine, je dis bien qu’elle est française, mais qu’on repère dans son œuvre plus de 1500 occurrences relatives à la Belgique. Notons qu’elle a souvent exprimé à son égard des jugements assez comparables à ceux de Baudelaire. Bruxelles, pour elle, est « la capitale de l’épaisseur ». Quand elle en a eu le choix, elle est restée française, alors que son demi-frère a choisi la nationalité belge. Elle a rejeté le pays de sa naissance, comme elle a rejeté la famille, et aussi l’argent, la mesquinerie, le snobisme. Elle a eu horreur de la « bruxellisation » qui a sévi, notamment dans les années 1960.

Jeannine Paque

 

Yourcenar en images

marguerite yourcenar une enfance en flandreRéalisé à l’initiative de la Villa Mont-Noir, résidence pour écrivains créée dans les lieux mêmes où Marguerite Yourcenar a grandi, Une enfance en Flandre se laisse, comme le paysage, parcourir sans qu’on se soucie trop de frontières. Frontière qui partage une région entre deux pays, la France et la Belgique ; frontière qui délimiterait les disciplines distinctes que sont l’histoire, la géographie, le genre biographique ou romanesque et l’édition d’art. À feuilleter cet album, on suit le regard et les pas de celle qui nous y conduit, Yourcenar en personne, qui a visité et revisité ce coin d’Europe. Avec elle, il parait aisé de reconstituer la réalité d’autrefois en associant à ses souvenirs et chroniques les paysages qu’ils décrivent ou réinventent. Comme l’indique pour sa part Philippe Beaussant, chacun, dans ce périple, peut se sentir à son tour investi d’une mission, invité à interroger en soi les déterminations d’un passé généalogique qu’il n’aurait peut-être jamais songé à explorer : « Elle m’a fait l’incroyable cadeau de me permettre de reconnaitre dans Souvenirs pieux, dans Archives du Nord, dans Quoi ? L’éternité, une mythologie qui sommeillait en moi ». Chacun peut aussi, à vaguer de textes en photos (quelque quatre-vingts, en noir et en couleurs) connaitre ou reconnaitre d’une commune démarche, la vie et l’œuvre de Yourcenar, car on découvre, reproduits dans ce livre, tant la plaine de Flandre telle qu’on pouvait la saisir de l’un ou l’autre fenêtre du Mont-Noir que les plages où se passaient les vacances, la maison où aurait pu vivre Zénon, l’hôpital où il pratiquait la médecine ou encore la prison où il mit fin à ses jours. Certes, cette Flandre quelque peu mythique demeure le vaste pays virtuel qu’une conception universaliste voudrait faire passer pour un tout-Yourcenar entre l’Europe et l’Asie. Mais n’est-ce pas aussi l’impression qui domine souvent dans les textes autobiographiques d’un auteur qui se campe plus volontiers dans le labyrinthe du monde que dans un espace limité ? Même si elle a quelque peu hérité de ce qu’elle appelle »la lente fougue flamande », Marguerite Yourcenar a toujours revendiqué la liberté de disposer d’elle-même. Se comparant au Prince de Ligne, lorsqu’il déclare dans ses Mémoires « J’ai six ou sept patries », elle ne se définit jamais de manière univoque : « J’ai plusieurs cultures, comme j’ai plusieurs pays. J’appartiens à tous ».

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°127 (2003)