Daily-Bul et compagnie

centre daily bul

Le Centre Daily-Bul & Co

André et Jacqueline Balthazar avaient songé un temps à confier les archives du Daily-Bul à l’IMEC, où elles auraient rejoint le fonds Pol Bury. Grâce à une action conjointe de la Ville, de la Province de Hainaut et de la Communauté française  les précieux trésors de l’aventure bulesque resteront dans le berceau qui l’a vue naitre il y a cinquante balais et quelques – à La Louvière, où le Centre Daily Bul & Co a été inauguré, en fanfare et sous chapiteau, le 27 mars dernier.

A La Louvière, le Daily-Bul avait déjà sa rue (« un geste insidieusement conquérant », s’était alors réjoui André Balthazar). Il a à présent son Centre, au 14, rue de la Loi, « ce qui convient bien aux petits francs-tireurs que nous avons été ». L’ancienne maison de maitre sent encore la peinture fraiche. C’est que tout est arrivé quelque peu « pré-ci-pi-tam-ment », comme le raconte Balthazar avec un flegme inimitable, en détachant posément chaque syllabe. Pour des raisons de cuisine budgétaire, il a en effet fallu mettre les bouchées triples afin de rénover dans les temps le bâtiment longtemps laissé à l’abandon – quitte à bousculer la nonchalance proverbiale de l’escargot qui sert d’emblème au Daily-Bul. Mais après tout, le cher limaçon élu pour mascotte devait, selon Marcel Havrenne, « replié sur lui-même, imposer à première vue l’image d’un éclair ». Le gout de la lenteur n’exclut pas la fulgurance de l’accomplissement.

Entrons donc dans cet immeuble de belles proportions. Des bustes graves, du genre savants de la IIIe République, nous accueillent, à l’effigie prétendue des grands hommes de la pensée Bul : Pol Bury, Achille Chavée, Paul Colinet, etc. Il s’agit en réalité du même buste, reproduit à l’identique, et ce trait d’autodérision narquoise signale déjà l’esprit qui règne en ces lieux. Au mur, un aphorisme de Havrenne : « La pensée Bul n’est pas souvent ce qu’on croit. Elle en serait même, le cas échéant, tout le contraire ». Nous voilà prévenus.

Le rez-de-chaussée compte une salle d’exposition, une salle de réunion ou de lecture donnant à l’arrière sur un jardin, une salle réservée aux animations scolaires, un petit coin librairie. À gauche de l’entrée, un escalier conduit au premier étage. C’est là que viendront prendre place les quatre-vingts mètres courants d’archives qui ont au fil des ans, chez les Balthazar, colonisé l’entresol, envahi la chambre à coucher et poussé les pseudopodes jusqu’au dernier étage mansardé où s’élaborent, avec un artisanat modeste et sûr, les productions bulesques. En cent quarante et une boites, ce sont cinquante ans d’activité éditoriale qui se trouvent ainsi racontés, livre par livre, enquête après exposition : manuscrits, maquettes et correspondances, photographies et coupures de presse, sans oublier quelques caisses de documents audiovisuels compilés sur vidéocassettes. À ce premier ensemble viendront s’ajouter les propres archives d’écrivain d’André Balthazar, ainsi que – c’est à l’étude – la correspondance d’Alechinsky avec Balthazar et Pol Bury, et les archives de l’épouse de Michel Folon.

(Reste un dernier étage, provisoirement occupé par une collection de faïences de la manufacture Boch – et dans ce voisinage involontaire il nous plait de voir un clin d’œil à cette « culture du ténu » dont le Daily-Bul a fait son miel, en nous invitant à envisager d’une œil neuf les objets et les manifestations de la vie courante.)

« Ce que nous souhaitions dès le début, dit André Balthazar, c’est que ce ne soit ni un musée ni un simple dépôt. Laisser dormir des cartons dans une cave, ce n’est pas intéressant. De là l’idée d’un Centre dont les buts seront d’accueillir les archives, de les inventorier de manière scientifique, de les mettre à la disposition des chercheurs et des curieux et de les exploiter de la meilleure manière. La Ville, la Région et la Communauté française ont agi avec beaucoup d’énergie pour rendre possible l’existence du Centre. Mais nous n’en sommes qu’à la première étape. Il y a beaucoup de pain sur la planche ».

En attendant que le lieu soit pleinement opérationnel, une première exposition est en place, qui retrace la naissance, en rase campagne, du Daily-Bul et ses premiers linéaments. Nous sommes alors au début des années cinquante, époque qui voit naitre quasi simultanément, et sans concertation, des foyers clandestins d’ébullition – c’est le mystère de la « Belgique sauvage », ce continent imaginaire aux nombreuses ramifications souterraines. Tandis que paraissent les premiers numéros des Lèvres nues et de Phantomas à Bruxelles, de Temps mêlés à Verviers, André Balthazar et Pol Bury – alors libraire à La Louvière – dénichent à Montbliart une masure insalubre dont ils font bientôt une Académie. D’autres amis se joignent à ce cénacle du dimanche qui a tout de l’école buissonnière : Achille Chavée, Marcel Havrenne, Paul Colinet… Entre les parties de boules et les jeux d’écriture collective, la pensée Bul nait presque par mégarde et nos académiciens s’empressent de ne pas la définir. Mais les textes, les photos, documents et publications réunis dans l’exposition témoignent de ce que le gout de l’insolite et de la spéculation désinvolte y fait jeu égal avec la dérision et l’impertinence. En témoignent les interventions intempestives de Palone Bultari, cet académicien pour rire inventé par Bury et Balthazar ; ou encore le fameux carton « Ça est deux pipes », hommage taquin à Magritte, glissé dans la serviette des convives au banquet des cinquante ans d’E.L.T. Mesens. L’intéressé n’apprécia guère et quitta aussitôt la réunion, très pâle.

Petit à petit, l’escargot a fait son nid. Une vieille presse clandestine offerte par un ami imprimeur, une provision éparse d’images « utilisées à l’improviste » ont permis la publication d’un Moniteur de la pensée bul, puis de la revue Daily-Bul aux numéros thématiques toujours inopinés (dont l’immortel « Quoi que (quoique) vous fassiez, vous êtes ridicules ! »). L’édition de livres, ce sera pour un peu plus tard. Mais déjà se manifeste le gout des enquêtes qui contribuera à fédérer l’internationale buliste, ni groupe ni encore moins école, mais constellation d’esprits libres, écrivains, artistes ou plasticiens aimant à s’égailler sur les sentiers de traverse – depuis Enrico Baj et Gaston Chaissac jusqu’à Roland Topor, auquel sera consacré, à la rentrée d’automne, la prochaine exposition du Centre.

« Finalement, conclut André Balthazar, La Louvière avait une raison d’être. C’était la ville de Bury, il y a une rue Chavée, une rue Magritte… Ces archives, je ne les voyais pas à Mons ou à Anvers. Parmi les huit cents personnes qui ont participé à l’aventure du Daily-Bul, beaucoup n’ont jamais mis les pieds à La Louvière. Il y avait ainsi une sorte, non pas de mythe, mais de mystère louviérois, que la présence de ce Centre contribue à maintenir ».

« La pensée Bul n’est pas un vertige, mais une manière de perdre l’équilibre », écrivait Colinet. Au moment de quitter la ville, le signataire de ces lignes en aura la preuve en devenant l’acteur d’une manifestation de bulisme involontaire. Sur le quai de la gare, une drôle de petite dame me demande si je ne suis pas Jerry Lewis. Je lui réponds, un peu désarçonné, que je suis très flatté mais qu’il y a manifestement erreur sur la personne. « C’est à cause du beau temps », me dit-elle en souriant, comme si cela expliquait tout. L’esprit Bul souffle décidément encore sur La Louvière.

Thierry Horguelin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°157 (2009)