Chantal Akerman : le pari de l’écriture

Chantal Akerman

Chantal Akerman

On se doutait que Chantal Akerman en passerait un jour par l’écriture littéraire. Ses films – surtout Nuit et jour – le laissaient pressentir. Aujourd’hui elle a déjà écrit une pièce, Hall de nuit (présentée en octobre 1992 au Théâtre 140), un monologue, Le déménagement, que l’on pourra découvrir du 13 mai au 4 juin au Rideau de Bruxelles, et plein d’autres choses encore dont elle nous parle ci-après. La rencontre a eu lieu un dimanche après-midi plein de soleil.

Le Carnet et les Instants : Le déménagement est un monologue. L’avez-vous écrit pour quelqu’un en particulier ?
Chantal Akerman :
Je l’ai écrit pour Sami Frey, en pensant à lui. J’avais d’abord écrit autre chose. Je tournais autour mais je n’y arrivais pas, je n’aimais pas. Puis tout d’un coup j’ai mis la première phrase, et la deuxième, et la troisième et le reste est venu en deux ou trois jours. Au début Sami Frey pensait que c’était trop léger comme texte. Il ne s’était pas rendu compte de la gravité. Finalement il a accepté. On en a fait un téléfilm.

Qu’est-ce que cela veut dire, écrire en pensant à Sami Frey ?
C’est compliqué à dire car je le connais depuis tellement longtemps. Je l’ai tellement intériorisé. C’est vraiment un ami intime. Il est plus âgé que moi mais quand je pense à lui, j’y pense comme à mon petit frère. Il est en moi. Je sais comment il parle, comment il dit les choses. Je n’ai pas pensé à quelque chose de précis, c’est à lui que je pensais. À lui en entier. Quand vous ne connaissez un acteur que par ce qu’il est à l’écran, alors là vous écrivez par rapport à une voix, à des gestes, à une image… Pour Sami, j’ai écrit à un ensemble qui qui est mon ami. Je n’arrive plus à savoir ce que j’ai ressenti les premières fois où je l’ai vu. Ça fait tellement longtemps. Cela remonte à 1974.

N’avez-vous pas peur de voir jouer votre texte par quelqu’un d’autre que lui ?
Non, je suis plutôt curieuse.

Avez-vous assisté aux répétitions du Déménagement à Bruxelles ?
Non. Je ne connais même pas le nom de l’acteur qui va le jouer ici. Si je commence à assister aux répétitions, je vais m’en mêler. Je me connais. Je préfère laisser faire. Lorsque j’écris une pièce, c’est pour les autres gens. Je sais que Claudel ne faisait pas comme ça. Il allait voir, faisait chier à mort. On ne peut pas. La pièce est donnée. Mes pièces, je ne sais même pas comment je les mettrais en scène. C’est bien de ne pas être entièrement dans le contrôle et de voir comment les choses voyagent.

Pourquoi avez-vous commencé à écrire pour le théâtre ?
C’est une fille qui m’avait aidée à faire le casting de Nuit et jour qui me l’a proposé. Sans cela, je n’aurais jamais songé à écrire pour le théâtre. Elle trouvait le film très écrit. Elle m’a simplement dit : « Pourquoi tu ne m’écris pas une pièce ? » Puis : « La pièce, il me la faut pour un tel jour », alors j’ai écrit Hall de nuit en douze heures, trois fois quatre heures. Après, j’ai essayé de la revoir mais je n’y arrivais pas. Je voulais faire plus long mais ça n’allait pas. Tout ce que j’ai essayé de changer était moins bien. Je crois que c’est parce qu’il s’agissait de ma première pièce.

Avez-vous dans votre tête, lorsque vous écrivez pour le théâtre, des images telles que vous pouvez en imaginer pour le cinéma ?
Non. C’est vraiment le texte qui me guide, les mots. Sans doute que j’ai des images mais je ne m’en rends pas compte. C’est agréable d’écrire, juste d’écrire. Comme cela on n’a pas tous les problèmes de recherche d’argent. Pour moi, c’est le plaisir pur de l’écriture.

N’avez-vous pas pensé écrire autre chose que du théâtre ?
Si. Dès que je n’en pourrai plus du cinéma, j’écrirai. J’adore écrire. Là, je travaille sur une petite nouvelle. Mais même mes scénarios sont écrits littérairement : L’homme à la valise comme une nouvelle, Jeanne Dielman comme un roman… Ce n’étaient pas des scénarios. L’Arche va éditer mes textes les plus littéraires. Les gens de cette maison d’édition me poussent à écrire. C’est vraiment formidable de les avoir rencontrés.

Vous avez dit que si vous réalisiez des films c’est parce que vous n’aviez pas osé le pari de l’écriture ?
C’est vrai. Pour moi l’écriture, c’est un peu con à dire, c’est l’art ultime. Je suis plus impressionnée par les grands écrivains que par les grands cinéastes ou que par les grands metteurs en scène de théâtre. L’écriture est vraiment un art où l’on se retrouve seul à seul. Disons que personnellement c’est ce qui m’impressionne le plus.

Dans Le déménagement il y a une écriture fort répétitive comme celle que vous avez utilisée pour le court métrage destiné à Amnesty International.
Pour Amnesty International, c’était un autre type de répétition. C’était plutôt un poème ou une sorte de pièce de musique. J’utilise les mots « sang », « tuer »… Dans Le déménagement, c’est plus rigolo la manière dont j’utilise la répétition. Les mots sont davantage ceux du quotidien. Je n’emploie pas ceux qui normalement devraient émouvoir ou qui seraient directement liés aux affects. L’émotion est là quand même, mais par du plat. Cela me permet de laisser de la place aux gens. Si on met trop de grandes choses dans un texte, il n’y a plus de place pour l’autre. L’air de rien, alors que le monologue commence presque de manière comique, on est pris à la gorge à la fin ? Mais il n’y a pas un mot pour le dire. On peut faire ressentir des choses très fortes en parlant soi-disant de presque rien. Ce presque rien qui est en fait presque tout.

Vous être très attachée aux lieux, aussi bien dans vos films que dans vos pièces. Vos personnages sont en rapport très étroit avec le lieu où ils habitent ou n’habitent plus.
C’est vrai. Je filme souvent un personnage par rapport à un lieu. Quand vous connaissez quelqu’un, vous avez toujours envie de voir où il vit. Vous êtes toujours curieux de ça. Si vous venez chez moi, vous ne verrez presque rien de moi. C’est très neutre. Je ne sais pas comment on fait vivre un lieu. Ma voisine du bas, qui a le même appartement que moi, est parvenue à vraiment l’habiter. Moi, c’est toujours comme si je n’étais pas dedans. Il y a des livres ou des trucs comme ça, mais presque rien. Il y a des lieux où j’arrive et je me dis : « Là, j’aimerais bien écrire ». Chez moi, je n’arrive pas à mettre une âme, comme on dit.

Vous écrivez chez vous tout de même ?
Oui. La plupart du temps. Hall de nuit par contre, je l’ai écrit chez quelqu’un. J’étais allée trois jours en Normandie et au-dessus de la maison, il y avait un grand studio très chouette où je me sentais bien.

La raison du rapport au lieu est peut-être à chercher du côté du féminin… ?
Je n’en sais rien. J’écris ce que je sens. Est-ce que j’écris comme ça plus parce que je suis une femme, plus parce que je suis née à Bruxelles, plus parce que je suis juive… C’est très réducteur tout ça. L’écriture des femmes, ça a été bien, d’un point de vue stratégique, qu’on en parle à un moment… Cela a donné le courage et la force à certaines femmes pour oser s’exprimer. Qu’est-ce que c’est le féminin, le masculin, je ne sais pas. À part ce qu’on en dit d’une manière stéréotypée…

Michel Zumkir


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°83 (1994)