Chez Jean-Pierre Verheggen
Dans l’intimité d’une bibliothèque d’écrivain

Jean-Pierre Verheggen

Jean-Pierre Verheggen

Ardent défenseur d’une langue libérée, sensuelle et gourmande, Jean-Pierre Verheggen continue d’irriguer les champs souvent trop arides du langage commun. Avec toute la vitalité de son soi-disant « vieil âge », il nous parle, en passionné, des rencontres et des livres qui ont jalonné son parcours. Une bibliothèque d’amitiés à découvrir en compagnie de cet incontournable radoteur de rhétorique. Suivons le guide !

Le Carnet et les Instants : Vous venez de publier chez Gallimard, dans la collection « L’arbalète », un recueil d’ « excentries » intitulé L’idiot du vieil âge dans lequel une partie des textes est consacrée à Tintin. Est-ce que les albums d’Hergé et la BD en général font partie de vos premiers souvenirs de lecteur ?
Jean-Pierre Verheggen :
Oui certainement. Je trouve que Hergé ou Franquin sont avant tout des écrivains. On retient souvent l’aspect « dessinateur ». Pour moi, ils sont des inventeurs tant au point de vue de la langue que du récit. Parmi les caractéristiques de notre « belgitude », il y a cette maitrise de la ligne claire en BD. Il y en a d’autres, bien sûr, comme le roman policier avec Simenon ou le fantastique. À côté de cela, notre « belgitude », c’est aussi la grammaire, ce qui est d’ailleurs assez drôle ! Nous avons aussi beaucoup de poètes qui se bousculent avec des émergences intéressantes.
Récemment, j’ai donné une partie de ma collection de BD à mes enfants, près de 800 albums. Mais j’ai conservé ici les plus rares comme l’édition originale de Tintin au pays des Soviets.

Avez-vous d’autres souvenirs de lecture liés à des illustrations, des couvertures ?
Oui, je me souviens des albums de chromos comme les aventures de Gulliver ou des illustrations de Gustave Doré. Mais je préférais les BD. J’étais un amateur de Tif et Tondu, de Spirou. Le premier numéro du Journal de Tintin parait en 1946. Je suis un enfant de la guerre et mes premières lectures, c’était ce genre-là. J’en ai bavé car j’ai été élevé par une tante et un oncle qui n’avaient pas d’argent pour m’acheter le Spirou. Mais ils avaient des amis qui étaient abonnés et qui me le prêtaient après lecture. Parfois, je devais attendre jusqu’au samedi pour pouvoir le lire, j’en crevais. C’est sans doute pour cette raison que je me suis vengé, à la fin des années 60, en écrivant un de mes premiers textes dans TXT sur Buck Danny. Je l’avais intitulé Buck Danny, bouc damné.

Votre père a, je pense, joué un rôle important dans votre amour, votre gout des mots.
C’est amusant parce qu’il n’était pas littéraire, mais plutôt scientifique. Mais il m’obligeait à lire trois mots du dictionnaire chaque jour. Il m’interrogeait et je devais lui parler des mots que j’avais appris. Il y a sans doute là une part de cette passion pour la langue chez moi. Depuis, j’ai toujours adoré ça, les consonances, les expressions, tout ce qui peut gonfler la langue. C’est, d’une certaine manière, grâce à lui que j’ai assimilé ce vocabulaire important. Je suis aujourd’hui profondément anti-mondialisation, anti-jacobinisme, anti-centralisme car tout ce qui se resserre va vers la pensée unique. Je suis évidemment pour les beautés incroyables du vocabulaire des régions. Je possède beaucoup de dictionnaires dont un wallon-français que je consulte souvent. J’ai aussi des dictionnaires gastronomiques car le langage culinaire est d’une richesse époustouflante.

Si j’avais un Artaud…

Par rapport à l’aventure TXT et à cette passion pour la langue, l’ensemble de vos textes ne constitue-t-il pas, d’une certaine manière, votre véritable bibliothèque ? Une bibliothèque mentale faite de sons, de mots, de références qui se mêlent et se répondent.
Bien entendu, il y a un retour au livre constant, un appui sur les livres. Je peux me lever maintenant et prendre le dictionnaire des injures, celui de l’argot du corps pour trouver les synonymes d’arpion, de guibolle. Tout cela est grisant. J’ai aussi beaucoup de lexiques sur les mots de la francophonie, le verlan, les mots gourmands. Tout récemment, j’ai participé à l’émission Matins d’hiver sur la RTBF où j’ai choisi de reprendre dans ma bibliothèque ce que j’appelle les indémodables, des textes dont on ne parle plus et qui sont tout bonnement étonnants. Les textes de Pierre Dac, les écrits d’Erik Satie, etc. La jeune génération ne sait plus de quoi il s’agit. Pour moi ce fut une vraie découverte. Donc, ce que je découvre avec les gens de TXT, ce sont les ouvrages d’Artaud, de Bataille, de Leiris. Par la suite, je suis devenu vraiment amoureux d’Artaud dont je possède tous les livres. J’ai d’ailleurs correspondu avec Paule Thévenin, son exécutrice testamentaire, et j’ai précieusement mis de côté cette correspondance.

Evidemment, tout ce matériau nourrit l’écriture…
On s’aperçoit que ce que je fais est – c’est une formule que j’ai trouvée – savamment populaire et populairement savante. C’est-à-dire que je peux me plonger dans un livre sur les coquillages et en même temps lire Artaud. J’ai d’ailleurs toute une série de choses complètement folles et hétéroclites que je garde dans ma bibliothèque. Cela peut aller d’un vieux plan de Londres à des guides sur la fabrication des cigares. En conviant, dans mes textes, les auteurs que j’aime ou qui sont mes amis, c’est une façon, pour moi, de vivre avec eux.

À côté des dictionnaires, on trouve tous les livres dédicacés par vos copains.
Effectivement. Tous ces livres-là sont ceux que j’aime. C’est l’amitié qui joue à ce niveau. Il n’y a pas de côté fétichiste, ce sont vraiment les livres des gens que j’apprécie. J’ai des choses rares comme des dédicaces de Perec ou d’Ionesco. Mais aussi de ceux qui me sont plus proches, comme Claude Duneton, Christian Prigent, Valère Novarina, William Cliff, Jean Echenoz, etc. J’ai aussi à peu près tous les livres de Cavanna. Il avait écrit un papier dans Hara-Kiri où il disait de moi : « Voilà quelqu’un qui est né pour faire chier le monde. Tant mieux ! ». Depuis il m’a toujours envoyé ses bouquins. De même, j’ai les œuvres complètes d’Eugène Savitzkaya que j’aime beaucoup et celles de Marcel Moreau qui est, pour moi, un pilier de la littérature. Voilà, et il y en a bien d’autres.

Prêtez-vous parfois vos livres ?
Je me dessaisis très difficilement des livres que je possède. Si on prête un livre, c’est qu’on est enthousiaste et qu’on a envie de le partager. Alors je râle quand on ne le rend pas. Et puis, on ne note pas à qui on l’a prêté. J’en prête donc de moins en moins ou alors, je sais que c’est à quelqu’un qui me le rendra. Il y a par contre les bouquins auxquels je ne tiens pas, des livres que je lis une fois et qui ne m’apportent ni plaisir, ni rien par rapport à mon écriture.

Le Blavier bien tempéré

Dans votre dernier livre, il y a un clin d’œil à André Blavier dont la bibliothèque était aussi très impressionnante. Tenez-vous, comme lui, un catalogue de vos livres ?
Non, je n’en ai pas. Mais Blavier était bibliothécaire ! C’était son métier ! Pendant deux ans j’ai été chez lui, à l’époque où je préparais une exposition sur son œuvre. Ce que me disaient les gens de Verviers qui l’ont côtoyé, c’est qu’un bibliothécaire comme lui a beaucoup influencé les lecteurs. Il aiguillait les lecteurs de manière très perspicace. Nous étions très liés. Ce qui était frappant, c’est qu’il fonctionnait aux coups de cœur et se foutait pas mal du côté mondain ! Il avait une désacralisation par rapport aux œuvres d’art sauf pour Queneau qui était son saint et quelques autres aussi. Je me rappelle d’une lithographie de Magritte qu’il avait accrochée chez lui au mur de la bibliothèque dans un cadre Ikea. C’était fou !

Malgré l’absence de catalogue, vous retrouvez facilement vos livres.
Oui mais c’est nouveau. J’ai récemment déménagé ici mais je n’y suis pas domicilié. Comme c’est ici que j’écris, j’y ai amené ma bibliothèque.
Profitant de ce déménagement, j’ai revu le classement des livres. Souvent, je consulte tel ou tel ouvrage. Ici, dans cette pièce, on trouve donc les livres qui m’ont été dédicacés ou auxquels je tiens particulièrement. De l’autre côté, j’ai rangé la poésie puis les essais. Une partie de la bibliothèque est aussi réservée aux revues comme Phantomas ou Tel quel. Ailleurs, on va retrouver les livres que j’ai écrits ou les publications auxquelles j’ai contribué. Il y a peu, on m’a demandé d’écrire un texte sur Franck Venaille. Comme je sais qu’il m’a dédicacé un ouvrage, je vais immédiatement le retrouver.

Pourriez-vous estimer le nombre de livres que vous possédez ?
En comptant les livres qui restent à mon autre domicile, je dois certainement avoisiner les 10 000 volumes. En plus, je continue à acheter et à recevoir beaucoup de livres d’amis.

Vous arrive-t-il d’annoter vos livres ?
Oui si je possède deux exemplaires du livre. Une fois par mois, dans le cadre des Jeudis lire, j’anime des rencontres littéraires au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Dans ce contexte, on peut lire très rapidement un livre, mais il est alors difficile d’interroger quelqu’un ! Pour cela il faut des notes. Il y a deux moyens de prendre des notes. Soit on annote directement dans le livre en se constituant des points de repères. Ou bien alors, on laisse le livre vierge du moindre trait, en gardant une feuille à côté de soi. Évidemment, c’est plus long et plus lent. On peut être fort en critique si on a lu le livre de celui qu’on interroge en dernière seconde. À ce moment-là, on connait parfois mieux le livre que celui qui l’a écrit car il n’a plus forcément la finesse du détail. En général, ça impressionne l’auteur !

Dans un entretien réalisé en 1983 par Jean-Baptiste Baronian, Louis Scutenaire ne se considérait pas comme bibliophile mais avouait préférer posséder les ouvrages en édition originale. Êtes-vous sensible aux premiers tirages d’un ouvrage ?
Si je les ai tant mieux, mais je ne les recherche pas. Je suis plutôt touché par la relation d’amitié que j’entretiens avec l’auteur. Si j’ai beaucoup de livres dédicacés, ce sont des dédicaces que je n’ai pas sollicitées. Lorsque j’interviewe un écrivain par exemple, je pourrais emmener quatre ou cinq de ses livres et lui demander de les signer mais j’ai horreur de ça. Je n’aime d’ailleurs pas beaucoup dédicacer mes propres livres. J’ai tendance à indiquer des choses simples. Le plus court possible. Cela dit, des mais m’ont écrit de magnifiques dédicaces.

A côté de tout cela, il y a chez vous un attrait tout particulier pour les livres d’artistes, les livres-objets. En parcourant les rayonnages de votre bibliothèque, on constate que vous en avez beaucoup.
Oui effectivement, j’apprécie cela. Le rapport à l’illustration a toujours fait partie de l’aventure TXT. Christian Prigent, par exemple, a beaucoup écrit sur la peinture. J’aime aussi ce lien entre l’objet et le texte. J’ai moi-même participé à plusieurs expériences de livres d’artistes. J’aime également cette idée du texte éphémère, tiré à quelques exemplaires et réalisé avec un ami plasticien. Avec ce paradoxe que ces textes sont généralement perdus sauf s’ils sont rassemblés par la suite dans un recueil ou une anthologie.

Jean-Pierre Verheggen, si vous deviez extraire deux livres de votre bibliothèque qui vous sont vraiment chers, quelles seraient-ils ?
C’est une bonne question qui m’intéresse. C’est drôle mais je prendrais peut-être Les portugaises ensablées : dictionnaire de l’argot du corps chez Duculot. J’aime beaucoup cela, la façon dont la langue se multiplie par synonymie, par invention. Il est annoté d’ailleurs, c’est un réel instrument de travail. Et puis, je prendrais aussi une édition de poche en 10/18, Les trois suicidés de la société : Cravan, Rigaut, Vaché. Ça, ce sont vraiment des textes qui m’intéressent. Là, nous sommes vraiment en train de constituer la bibliothèque idéale !
Et j’ajouterais aussi les livres de mes amis de TXT, notamment le superbe ouvrage de Christian Prigent, Une phrase pour ma mère.

Pour conclure et en écho aux petits interludes publicitaires que l’on trouve dans votre dernier ouvrage, si je vous dis « initiales BB », vous pensez d’abord à Brigitte Bardot ou plutôt à Bibliothèque de Babel ?
À Brigitte Bardot bien sûr. On est tellement conditionné par cela. Je ne penserais pas au mot bibliothèque. Ce serait plus charnel que ça. La chair n’est pas triste et m’a empêché de lire tous les livres, ce serait plutôt cela. Mais pour revenir sur tout ce qui va vers la pensée unique et qui me déplait fortement, je serais effectivement plus pour Babel ! Plus c’est Babel, mieux c’est. Donc, finalement, Brigitte Bardot dans la Bibliothèque de Babel, au rayon B !

Rony Demaeseneer


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°146 (2007)