Du chant, des chansons et des apparitions d’amour
Éric CLÉMENS, D’après la poésie d’amour, L’Âne qui butine, 2014
La collection « Xylophage », à l’Âne Qui Butine se spécialise décidément dans les textes et auteurs singuliers, les francs-tireurs littéraires. Après Jérôme Bertin, Antoine Boute, Charles Pennequin et d’autres, voilà qu’elle nous propose un Éric Clémens pas piqué des vers !
Clémens est quelqu’un comme vous et moi : il rencontre, tombe en pâmoison, suit ses élans et désirs, se laisse guider par « le plaisir sensuel et mental » qui, selon ses mots, rayonne directement en celle, jeune nana, ou autre, qui le suscite, le pénètre « par le reflet de son beau visage ». Au fond, on pourrait lire D’après la poésie d’amour comme une tentative de redire cet élan, cette chose qui nous pousse parfois, irrésistiblement et de façon fascinante, vers un autre corps, une autre lumière. Avec tous les chamboulements, troubles, dérives, doutes, menaces et dépits, tourments et tiraillements que cela entraîne.
Mais s’il nous parle de ces désirs-là, de ces errances, Clémens n’écrit pas, ne « dit » pas, comme tout le monde.
Éric Clémens est philosophe. Poète. A fait partie de l’aventure TXT, avec entre autres, Jean-Pierre Verheggen et Christian Prigent. Pour concevoir ce qu’est écrire, Clémens part d’un constat : dès avant notre naissance, nous baignons dans de la langue. Des grappes de mots, langages tout faits, nous enveloppent. Pour ce qui est de la « poésie d’amour », des chansons, rengaines, comptines, images toutes faites de fusion, attentes, désillusions, nous peuplent, tournent dans nos têtes et s’imposent à nous avant même d’avoir écrit un seul mot.
Comment dès lors écrire l’élan singulier qui nous porte vers l’autre si l’on se borne à répéter mille et mille fois ces ritournelles connues et archi-connues ?
D’après la poésie d’amour a cette ambition-là, énorme, démesurée : traverser ces langages tout faits et moisis, écrire depuis un autre côté de ces mots et images trop attendus.
L’écriture de Clémens est précise. Économe. Savante. Elle dévide devant nous un fil en plusieurs « chants », « mé-chant », « dé sans chanté ». Elle défile en rythmes, truffée de jeux de langues, de références : et c’est r’parti le cycle les détours les tourments tout autour le vide le vortex l’œil du si clown le pas dernier mot oh pas la mort trop facile encore moins de soi non non pas même la fin du monde ou l’extinction de l’univers l’intégrale désintégration non pas pas le néant mais le non oui le non (…).
Mais lire Clémens ce n’est pas que suivre un long fleuve de mots s’enchaînant l’un à l’autre. C’est tout le contraire même. Clémens écrit par éclats. Sa traversée des images et des langages cuits est aussi une traversée des genres : un coup de slam par ci, un coup de comptine par là, un coup de vers « savants » (la partie « en quarantaine » en vers rimés est excellente), un coup de vers de « mirliton ». Ou de questionnement philosophique. Ou de dialogue théâtral.
J’imagine que toute cette « fatrasie », comme on disait jadis, doit désarçonner plus d’un lecteur, plus d’une lectrice. Je crois que Clémens le sait et s’en fiche complètement ! Compte, pour lui, sa fidélité à cette conception radicale de l’écriture. La nécessité aussi de ne pas tomber dans le piège de créer, à force de vouloir aller « par delà », un nouveau « modèle », un langage « mécanique » se reproduisant à l’infini. L’écriture de Clémens est ce qu’elle est, diverse, rythmée, inattendue, par souci, grand souci, de ne pas se duper elle-même. Du coup, Clémens a toujours cette élégance : par delà le sérieux – grand sérieux – de l’affaire, exercer vis-à-vis de soi l’ironie, la moquerie, la plus grande dérision.
Cela donne aussi de superbes passages. Très émouvants. Me restera personnellement en mémoire, au « chant 2 », l’apparition, l’irruption d’un corps timide et lumineux, prenant vie et sens à mesure qu’il prend la parole : Ou / je te vois / en corps de voix / deux corps deux voix deux corps / l’un volubile timide et rit / l’autre criant poignant et piratant (…) Sursaut passage du souffle chair / sa langue prise à la gorge de son engorgement / dans la diction scandée ‘clamée crachée ‘scrimée calmée / courtes haltes de coupes (…).
Splendide chant d’amour tout entier consacré à elle, la femme inattendue qui surgit et qui aimante.
Vincent Tholomé
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°181 (2014)