Philippe Blasband est un homme de métier. Il vit de son écriture, plus ou moins bien selon qu’il travaille pour le cinéma ou pour la littérature, et du métier il aime explorer toutes les facettes pour analyser les enjeux spécifiques à chacune. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, ce sont les personnages qui ont une histoire à raconter. Lui-même ayant beaucoup de choses à dire.
Raconteur d’histoires, Philippe Blasband explore les genres : nouvelle, roman, théâtre, cinéma. C’est dans ce dernier domaine qu’il se montre le plus prolixe, écrivant pour d’autres ou mettant en scène lui-même ses scénarios. De même au théâtre, il a, notamment, écrit et mis en scène (en collaboration avec Véronique Dumont) Le village oublié d’au-delà les montagnes, un texte sur le pouvoir comptant autant de barbaries qu’un Shakespeare, avant d’adapter Macbeth du grand William en confiant tous les rôles à deux comédiens et en laissant aux spectateurs le soin d’imaginer la scénographie. On avait l’habitude de le voir passer du roman au cinéma et du cinéma au théâtre et voilà que les genres se croisent. Est-ce dû au succès du film ? Une liaison pornographique et Nathalie Ribout sont récemment parues chez Actes Sud-Papiers. Philippe Blasband joue avec les natures du cinéma et de la scène pour adapter ces deux scénarios, tous deux tableaux subtils de relations humaines.
Le Carnet et les Instants : Qu’est-ce qui change quad vous adaptez un scénario pour le théâtre, comme c’est le cas avec Une liaison pornographique ?
Philippe Blasband : Le cinéma et le théâtre ont une chose en commun, très différente du roman : une fois que c’est parti, on ne peut plus arrêter. Ce sont des structures quasiment musicales. À cause de ça, tous les problèmes de la mémoire, de la rapidité, du rythme, y sont beaucoup plus importants qu’en littérature. Le théâtre est moins passif que le cinéma. Un spectateur de cinéma reçoit un film, un spectateur de théâtre fait un travail. Ce qui est spécifique au théâtre, c’est que d’un côté vous êtes dans un lieu unique et d’un autre côté vous pouvez faire imaginer tout ce que vous voulez. Dans l’ordre de la théâtralité, vous pouvez donner à voir quelque chose qui n’est pas là. D’ailleurs quand on dévoile un peu la chose, ça fonctionne un peu trop bien et c’est presque dommage. Par exemple, on amène un animal sur le plateau, cela détruit l’artifice théâtral et appauvrit. En théâtre, on reste en deçà de cela, on ne dévoile pas les choses, ici, en l’occurrence dans Une liaison pornographique, on ne montre pas des couples qui font l’amour mais on l’évoque. Le théâtre a besoin d’une certaine profondeur même dans ce qui est comique. En cinéma, on peut tricher, jouer avec ça. C’est aussi un art du hors champ, mais pas de la même façon qu’au théâtre. Il y a des contingences réelles. À part ça, le moment et la façon dont on est payé sont très différents !
Quand vous commencez à écrire, dès le départ, vous savez que ce sera pour le cinéma ou le théâtre ou cela peut-il basculer au cours de l’écriture ?
Dans ce cas précis, Une liaison pornographique était une idée de roman au départ. Je l’ai raconté à Frédéric Fonteyne tout en lui disant que je ne voulais pas prendre deux ou trois ans de ma vie à l’écrire. Il m’a poussé à écrire un scénario. L’adaptation de ces deux scenarii sont des demandes de mon agent, de directeurs de théâtre, de metteurs en scène, de comédiens. Dans le cas d’Une liaison pornographique, le théâtre le Public voulait quelque chose de différent. Il y a des scènes extrêmement courtes, faciles à gérer au cinéma mais compliquées au théâtre. Au cinéma, on ne doit pas se soucier des entrées. Dans tous les arts narratifs, faire entrer ou sortir des gens est toujours très compliqué et en cinéma, on peut l’éviter. En théâtre, on est obligé de réfléchir comment on entre, comment on sort, on est obligé de créer un lieu fictif où cela se passe. Un appartement dans le cas de Nathalie Ribout. Quand on crée un lieu de façon hyperréaliste au théâtre, on en perd une caractéristique. Il doit y avoir une stylisation qui évoque une autre dimension mais on est souvent trop timide en théâtre. Shakespeare lui n’hésite pas à multiplier les lieux, à passer d’une forêt à un château. On le dit et c’est tout, le spectateur imagine le reste. Le problème du théâtre du 19e et du 20e siècles est de ne pas oser aller au-delà du décor, mais la concurrence du cinéma force, de plus en plus, à faire travailler l’imagination du spectateur, de même que la peinture a été dynamisée par la photo. Le théâtre va être libéré par le cinéma.
Dans la composition, qu’est-ce qui va faire que ce sera un scénario ou une pièce ?
Je suis quelqu’un de très narratif. À part cela, chaque sujet, chaque histoire, chaque thème doit aussi être, en creux, une sorte de théorisation sur le média qu’il utilise. Une pièce de théâtre : pourquoi raconte-t-on cette histoire ici maintenant sur une scène ? Pourquoi faire rire de cette façon-là maintenant quand on écrit une comédie ? (J’aime beaucoup ce genre mais je n’en écris ni n’en mets en scène pour ne pas avoir d’ulcère.) Il y a une position par rapport à la théâtralisation, au cinéma aussi : à quel point vais-je utiliser la nature intrinsèque du film, savoir que du son peut être ajouté après, qu’il y a un montage, et de façon extrinsèque, par rapport à l’histoire du cinéma.
Dans le film Une liaison pornographique, on voyait surgir un couple plus âgé qui n’est plus qu’évoqué dans la pièce de théâtre.
J’ai vu une version flamande avec des comédiens pour le couple plus âgé. Ça ne fonctionnait pas parce que cette irruption n’est pas bien faite, ce n’est pas une irruption à la Pinter où un personnage arrive qu’on n’attendait pas. Ça marchait extraordinairement bien dans le film et extraordinairement mal dans la pièce, parce que ce n’est pas théâtral. Cette intrusion est trop anecdotique, trop réelle alors qu’on veut une évocation. Dans la version théâtre, les deux personnages reprennent à leur compte le couple plus âgé, ils changent de personnage et ça devient théâtral.
Les deux pièces se répondent sur l’affectif.
Il est difficile de séparer la sexualité de l’affectif. Quelque chose m’a toujours fasciné : quand des prostituées arrivent à se reclasser, beaucoup ouvrent un restaurant ou un café, parce que leur manque le rapport avec les gens. À une toute petite échelle, elles avaient un rapport affectif, comme celui que peut avoir un patron de café avec ses clients. Dans le cas d’Une liaison pornographique, leur relation dure trop longtemps. Comme dans Intimité, le film de Patrice Chéreau, à un moment, le type craque et suit la femme. La dimension sexuelle ne lui suffit pas et il veut la connaitre davantage.
Récemment, vous avez écrit un scénario, Chloé & C° avec pour personnage principal une prostituée comme dans Nathalie Ribout.
C’est un rôle magnifique pour une comédienne et parmi la cinquantaine de scenarii que j’ai écrits, huit ont été réalisés. C’est un hasard. À part ça, ma mère avait un magasin de vêtements place de Brouckère, et avant, parmi les prostituées qui travaillaient dans la rue du Cirque, quelques-unes étaient ses clientes. La prostitution est une situation limite de la féminité. Elle correspond à tout ce qui est traumatisant et le versant masculin est celui d’aller en guerre. C’est cinématographique de montrer l’armée, la guerre. Beaucoup de films parlent de la prostitution pour la même raison. Dans les deux cas, il y a beaucoup de mensonges, c’est-à-dire que les prostituées ne sont pas toutes intelligentes et sensibles. Aucune n’a une vocation et en général, à part 0,05 % il est rare qu’elles ne soient pas issues d’un lumpen-prolétariat ou de pays en crise. Or dans les films, on se focalise sur ce 0,05 %. Dans un film de guerre, on ne sent jamais un fusil huileux et lourd, pas plus que le côté administratif de l’armée, ce qui est peu cinématographique. La prostituée est à la fois un fantasme, une crainte et une figure mythique de la littérature. Il y a une citation de Godard qui dit : « Vous avez une femme et une arme, vous avez déjà un film », la prostituée c’est ça. J’aime de plus en plus explorer l’univers féminin parce qu’une femme est une histoire. Une femme, un tzigane, un juif, beaucoup plus facilement qu’un brave bourgeois d’Uccle. Il y a des braves gens qui sont très heureux mais qui n’ont presque pas de part d’ombre. Une femme, a priori, elle a tout de suite des obstacles. Qui dit obstacles dit une histoire. Et il y a plus de rôles d’hommes que de femmes, et plus de comédiennes que de comédiens tant au théâtre qu’au cinéma. J’essaie le plus possible de renverser cela, dès que je peux mettre une femme à la place d’un homme, je le fais.
Le fait d’aimer raconter des histoires tient-il à votre histoire familiale, avec d’une part l’Iran du côté maternel et, d’autre part, les origines juives polonaises de votre père ?
Ce sont surtout des gens qui arrivent à raconter des histoires, ce qui n’est pas le point fort des Belges. Connaitre leur passé, se raconter, même des passés familiaux, est difficile. Les Belges sont vite figés dans un non-dit. Il n’y a pas de mémoire, ni du théâtre, ni du cinéma. C’est assez étrange. Chez les Juifs, on trouve toutes sortes de mécanismes d’auto-narration, c’est une chose dans laquelle je puise presque naturellement. Raconter ce qui se passe ici est presque naturellement ce qui m’intéresse.
Que voulez-vous donner au spectateur ?
Au départ, je voulais raconter des histoires, puis trouver la voix du personnage, maintenant je travaille sur des idées et la façon de faire percevoir les différentes facettes, fussent-elles contradictoires, d’une idée, d’une personne. Je veille à faire toucher le spectateur à la complexité des choses, des gens en évitant une vision simpliste. Dans un film comme Le tango des Rashevski, cahcun s epose la question de la judaïté et chacun a une réponse différente. Ce qui fait que le film dit plusieurs choses à la fois. Par rapport à un roman et à une pièce de théâtre, un film est très court pour traiter de divers aspects d’un personnage. Dans Une liaison pornographique, je ne donne que quelques facettes et l’on devine qu’il y a quelque chose derrière, cela correspond à ma vision des gens. On rencontre quelqu’un et l’on dit : il est comme ça, et on construit une fiction. Ma femme m’a fait remarquer que chaque fois que je rencontre quelqu’un, je dis : « il est vraiment étrange » parce que je sens plein de choses auxquelles je n’ai pas accès et ça me désoriente. Je donner des facettes simples qui vont se succéder et je ne vais pas entrer à l’intérieur. Je vois comment les gens réagissent et je n’essaie pas de les analyser de l’intérieur.
Vous préparez pour cet été une adaptation des Mille et une nuits…
En théâtre, il y a un côté qui est un peu énervant : les gens vont voir une histoire qu’ils connaissent déjà ou qui a infusé dans l’inconscient collectif. L’idée est de jouer avec l’image qu’ont les gens des Mille et une nuits et contre laquelle on va. Ce qui impressionne quand on lit les Mille et une nuits aujourd’hui, c’est que ça se passe à Bassorah, à Bagdad. Tout un imaginaire qu’on avait par rapport à ces noms s’est dissout. L’islam a pénétré dans nos vies de façon extrêmement différente par l’actualité de nos vies, par l’actualité locale, mondiale, par les problèmes de voile, or les Mille et une nuits, c’est un recueil de nouvelles, semble-t-il pas tellement bien écrit au départ, qui a été traduit par Antoine Galland et réinventé par l’Occident. Maintenant, on réinvente d’une autre façon.
Jeannine Dath
Philippe BLASBAND, Une liaison pornographique, suivi de Nathalie Ribout, Actes Sud papiers, 2003
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°132 (2004)