Le voyage chimérique
Gaston COMPÈRE, Au plus blanc de la nuit, MaelstrÖm, 2012
Quatre ans après la disparition de Gaston Compère, un livre inédit donne une nouvelle preuve posthume de la virtuosité de sa plume et de l’acuité de son esprit. Légué aux éditions MaelstrÖm peu avant sa mort, ce roman Au plus blanc de la nuit n’est peut-être pas un testament, mais bien une sorte de manifeste porteur des doutes, des ressentiments, mais aussi des craintes qu’on peut éprouver face à une époque où le décervelage d’aujourd’hui ne saurait être un remède adéquat aux bourrages de crâne d’hier.
Il le fait malignement par le biais du roman épistolaire et par la voix d’Agathe, une nièce adressant à son oncle psychiatre – depuis l’Inde où son mal de vivre l’a conduite – de longues lettres à la fois impulsives et culottées. Lettres auxquelles les brèves réponses du vieux bougon n’apparaissent pas. La jeune femme multiplie les rencontres étonnantes au cours de son escapade à travers le pays qu’elle accompagne d’un livre à plus d’un égard énigmatique, le Nocturne indien de Tabucchi dont elle emprunte l’itinéraire à contre-sens (au propre sinon au figuré). Pour découvrir, en fin de parcours, que sa quête d’une découverte gratifiante, quelle qu’elle soit, n’était qu’une chimère et tenait de l’image perverse et désespérante du serpent auquel un fâcheux plaisantin fait manger la queue. L’exergue tirée d’une autre Divine Comédie nous avait pourtant prévenu : « Que Dieu t’accorde, lecteur de tirer fruit de ta lecture! et maintenant juge par toi-même si je pouvais garder mon visage sans larmes… »
En attendant, elle en aura fait du travail, la prose de cette héritière fortunée et montée contre une famille peu indulgente envers une indépendance d’esprit qui n’épargne rien ni personne. Et surtout dans ce prurit épistolaire qui, au fil d’une plume immédiate, charrie des pépites d’intelligence et de lucidité dans un torrent d’humeurs fantasques, de colères et de ravissements. Avec des libertés de vocabulaire dont la rouerie, l’insolence et la créativité trahissent on ne peut mieux la main qui guide cette plume avec délectation. Qui donc parle à travers elle quand elle accuse Euterpe, « toute charmante » muse de la musique de s’être « faite pute – affreuse pute – ouverte toute aux bassesses des hommes » ? Ou quand elle exprime sa salubre horreur de l’apocope qui coupe les adolescents à la racine et cantonne les « ados » dans « leur brutalité, leur ignorance ». Au delà des formes, c’est aussi l’image du Dieu biblique, du « gugusse de Rome », de l’obscurantisme religieux et de la théologie, « la plus stupide des sciences », qui en prend un coup tout comme un certain féminisme qui a refermé sur lui le piège qu’il avait lui-même ourdi. Témoin, une presse « qui joue si bien son rôle, de rendre les femmes plus désirables encore qu’elles ne sont, assujetties et triomphantes, les réduisant à ce que je refuse d’être : une petite femme ».
Quant à Freud « vieil eunuque glacé (…) dont les nerfs pouvaient servir de baleines à son parapluie de vieux fanatique barbu », ses « remarquables divagations » ne sont pas mieux traitées : « je ne connais aucune terre par lui visitée qui ne fasse pousser une flore plus funeste que celle qui y prospérait ». La psychanalyse : « une mine d’or pour un gourou intelligent qui adore voir sa barbe admirée par [un] public plus ou moins hystérique ». Bien entendu, ces quelques glanes ne rendent pas compte de l’étoffe existentielle de ce roman dont le livre de l’Ecclésiaste serait la seule référence biblique peut-être acceptable par Compère. Jusque dans la conclusion déjà évoquée et qui semble reconnaître, d’une certaine façon, la vanité d’une entreprise qui ne se fait aucune illusion sur elle-même, fût-ce à travers ses colères, ses convictions et l’évidence d’une écriture magistrale. Aussi pourrait-on se poser cette question simple : pourquoi et pour qui ce sceptique majuscule a-t-il tant et si bien écrit ? Peut être est-ce chez Tabucchi, dont le Nocturne patronne en quelque sorte cet ultime roman, qu’il faut chercher la réponse lorsqu’au cours d’une enquête, il s’expliquait sur ses propres raisons d’écrire : « Au début, parce que ça me plaisait, puis, petit à petit, parce que cela constituait une compagnie avec moi-même dont je ne pouvais plus me passer ». Et sans doute Compère s’adresse-t-il aussi à ses semblables via ce dernier mot d’une Agathe écœurée par l’inanité du voyage : « De cette correspondance, faites ce que vous voulez. Et fichez-moi la paix ».
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)