Correspondance de Michel de Ghelderode, t. 10

La dernière saison d’un grand épistolier

Correspondance de Michel de Ghelderode. Tome X 1961-1962, édition établie, présentée et annotée par Roland Beyen., A.M.L. Éditions, coll. « Archives du futur », 2012
Index illustré des tomes I à X, édition établie, présentée et annotée par Roland Beyen., A.M.L. Éditions, coll. « Archives du futur », 2012

correspondance de michel de ghelderode t. 10« Cher René Herman,

Je devine que vous allez m’écrire et que nos épistoles se vont croiser dans l’espace glacé. Alors, je profite d’une insomnie – et vous m’entendrez en votre sommeil (de juste, bien sûr). Un cruel hiver, n’est-ce pas. Mauvais pour les poètes crépusculaires (j’aurai 64 ans ce 3 avril, ô la mélancolique merveille !). Riche en âge, mais en sagesse ? J’en doute. »

Ainsi commence la dernière lettre, au style reconnaissable entre tous, de Michel de Ghelderode, que nous donne à lire Roland Beyen. Elle est datée du 5 mars 1962, moins d’un mois avant la mort du dramaturge, le 1er avril. Et elle met le point final au Tome X – et dernier – d’une admirable Correspondance, inséparable de l’œuvre dramatique et des écrits en prose, contes, chroniques et critiques.

Dans ces lettres qui courent de janvier 1961 à l’aube du printemps 1962, on retrouve ses sujets de prédilection.

L’amour d’Ostende, « mon port d’attache », magnifié par la mer : « C’est le privilège d’Ostende, qu’on ne trouvera jamais mesquine, et elle l’est incommensurablement, à cause de son tempérament maritime, ses prestiges : elle peut renaître subitement, s’éveiller, en pleine métamorphose, sans moisissures, ni bouche amère des mauvais sommeils… ».

La vénération pour Jerôme Bosch, « le plus grand homme de théâtre qu’on ait vu en ce monde occidental ! […] ce troublant enchanteur, qui a tout vu, tout prévu et annoncé et annonce le grand rire destructeur de notre siècle ! ».

La mémoire fervente de ses écrivains préférés. Edgar Poe, qui « reste mon grand auteur ». Hoffmann. Baudelaire. Nerval. Cervantès…

Son culte de l’amitié, « pain de l’esprit et du cœur », qu’il place « plus haut que l’Amour et toutes formes d’affection ». « Mes amis ne me quittent jamais : ils m’environnent … Il n’existe pas de morts, ce sont des absents. » Amitié qui lui inspire des élans vibrants, comme dans cette lettre au peintre polonais Joseph Czapski : « Car il en est de l’amitié comme de l’amour : le coup de foudre existe, sur lequel on ne peut jamais revenir ! Et nous l’avons éprouvé, je crois, lorsque le providentiel Bruneau à tête de vieil ange vous a mené chez moi ! ». Et qui illumine ses missives à Jean Ray, « Vieux Capitaine », « Mon frère du Côté de la Nuit ! […] car je ne dissocie jamais nos destins, nos carrières, nos fastes et nos détresses ».

Mais aussi ses emportements sarcastiques, singulièrement contre la Belgique, coupable tantôt de l’ignorer, tantôt de le vouer aux gémonies.

Sa santé de plus en plus précaire, qui le confine dans sa chambre, n’altère pas sa foi en la vie. « L’homme qui renonce à une chose ou au songe qu’il s’en fait, cet homme commence à mourir. Renoncer, c’est mourir ! […] Je ne vieillis, je ne meurs parce que je n’ai pas cessé d’aimer ! Quoi ! La Vie ! L’art ! Le travail ! Les bêtes ! Le songe ! Et l’Amitié ! »

S’il insiste constamment sur sa solitude, qu’il exagère d’ailleurs, il ne la déplore pas. « La lumière est en moi, enclose et secrète, comme une lampe perpétuelle dans une chapelle, une catacombe oubliée : elle ne peut et ne veut s’éteindre ! »

Si l’achèvement des tomes VI et VII de son Théâtre pour Gallimard ne le tourmente plus guère, il se passionne pour la réédition chez Marabout de son recueil de contes Sortilèges, paru à deux reprises, sans grand succès, dans les années quarante. La sortie, le 5 janvier 1962, du volume Sortilèges et autres contes crépusculaires est une de ses dernières grandes joies.

Simultanément paraît l’Index illustré des tomes I à X, comportant l’Index des Personnes et celui des Œuvres mentionnées au fil des trois mille lettres et quelque, courant de 1919 à 1962, que renferme cette édition magnifique. Un ultime volume d’autant plus précieux qu’il s’ouvre et s’achève par deux ensembles de fac-similés de lettres autographes et de dédicaces, souvent ornées de dessins cocasses dont Ghelderode se plaisait à régaler ses correspondants. Le mouvement, les fantaisies de sa plume, de ses mises en page et de ses croquis nous donnent l’impression de l’accompagner dans le vif de l’écriture, du sentiment, de la couleur du jour, de l’humeur du moment.

Cet Index, aboutissement d’« un travail infernal », marque l’épilogue d’une folle odyssée que nous saluons avec un respect ému. Une chaleureuse gratitude. Car cette Correspondance de Michel de Ghelderode est un chef-d’œuvre sauvé de l’oubli.

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)