Les mots rayonnants d’un homme de silence
Correspondance de Michel de Ghelderode, t. 8: 1954-l957, édition établie, présentée et annotée par Roland Beyen, AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2008
Il ne fut pas seulement notre plus grand dramaturge, mais un de nos plus beaux écrivains, conteur magnifique, poète sans poèmes… et captivant épistolier.
Aussi est-ce avec un plaisir sûr qu’on ouvre le huitième tome de la Correspondance de Michel de Ghelderode, impatient de retraverser sur ses pas quatre années (l954-l957) qui le mènent à la veille de la soixantaine.
Années qui ne lui sont pas particulièrement propices, comme le précise dans son introduction Roland Beyen, qui dirige l’édition exemplaire de cette correspondance, inséparable désormais de l’œuvre qu’elle éclaire et nous rend plus proche, intensément présente.
Paris, qui l’avait récemment porté aux nues, applaudissant fougueusement La Balade du Grand Macabre et L’Ecole des Bouffons, le boude au long de l’année l954 où du moins, à Bruxelles, le Théâtre National de Belgique monte avec succès Barabbas, qu’il joue à travers le pays et jusqu’à Venise. Marie la Misérable est à l’affiche, ainsi que Pantagleize, et vaut à Ghelderode le Prix triennal de Littérature dramatique (qu’il obtient pour la seconde fois).
Puis l955 voit échouer plusieurs projets dans le domaine éditorial et sur les scènes parisiennes. Mais à la même époque se dessine l’amorce d’un rayonnement international (l’Amérique latine s’enflamme pour le Barabbas du TNB), qui s’affirme en l956. Année où Ghelderode retrouve sa place à Paris : alors que paraît le mémorable livre Les Entretiens d’Ostende, où il dialogue à son incisive manière avec les journalistes Alain Trutat et Roger Iglésis, Gilles Chancrin monte avec sa toute jeune troupe Magie Rouge, que suivront Les Aveugles, Escurial… Tandis que Barabbas, dans une nouvelle mise en scène «expressionniste», a le (redoutable) privilège d’ouvrir le IIIe Festival international d’Art dramatique. Mais la critique est acerbe, sinon impitoyable.
Il rentre de la capitale française désenchanté, ulcéré, dégoûté, lui qui en attendait il y a peu «le vertige doux d’une cité de fièvre et d’intelligence». Ce séjour à Paris de l’été l956 sera le dernier.
«Année funeste, funèbre aussi», quand, à son retour, l’atteint au plus profond la mort du peintre Florimond Bruneau, «un vieil et admirable ami, une sorte de vieux frère que je voyais depuis trente ans», écrit-il, désemparé, à Alain Bosquet.
L’année l957 s’avère modérément consolante. Pas une pièce de lui n’est représentée à Paris, mais le tome V de son Théâtre complet paraît chez Gallimard ; il est traduit en anglais, en polonais, et se montre content d’inspirer des musiciens, de Manuel Rosenthal à Ivan Semenoff – dont l’opéra Sire Halewyn ne sera créé que douze ans après sa mort…
Au fil de ces centaines de lettres, auxquelles font écho celles de ses correspondants (amis de toujours, tels le docteur Louis De Winter, le peintre Ange Rawoe, le poète Stiénon du Pré…; figures du théâtre, singulièrement Marcel Lupovici, Pierre Debauche, André Reybaz et Catherine Toth ; écrivains, notamment Jean Ray, Jean Mogin, Alain Bosquet, Jean Dutourd…), on retrouve un Ghelderode complexe, pétri de contradictions.
Déplorant d’être encombré, harcelé par des choses sans importance, aux dépens des grandes, des vraies : «le rêve, le vol des chimères dans l’intemporel», mais y sacrifiant inlassablement.
Se moquant de la gloire, illusoire et vaine, mais ne dissuadant pas Alain Bosquet de lancer une campagne de presse pour «le Nobel à Ghelderode».
Célébrant l’amitié («à laquelle je crois plus qu’en dieu !»), ce feu «qui tient en vie les âmes», mais n’hésitant pas à rompre s’il s’estime fût-ce à tort) blessé, trahi. Au reste, ces déceptions forment «une école, celle du mépris – fors la très rare qualité humaine ; celle surtout de l’inespérance…».
Capable d’une grande générosité autant que d’injustice et d’ingratitude.
Pessimiste, tourmenté, mais traversé d’âpres gaietés : «J’aime l’absurde, et bien que saturé de tragique, il me prend des rires fous, souvent – intérieurs, les rires de Lazare.»
Calfeutré dans sa «chambre à rêver», qu’il nomme aussi «la baraque poétique» ou «foraine», de santé précaire mais le cœur indomptable, il cultive son image de «solitaire qui attend tout de la Vie mais n’attend rien des hommes».
«Un homme de silence», qui aspire à la plénitude. Et, par la langue, l’atteint.
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)