La publication, dans la collection Archives du Futur (A.M.L. éd.), du tome X de la (magnifique) Correspondance de Michel de Ghelderode et d’un précieux Index marque l’aboutissement d’une folle et superbe aventure, dans laquelle Roland Beyen s’engageait, voici quelque trente ans. Mais il avait commencé vingt ans plus tôt à étudier, explorer, éclairer l’œuvre du grand dramaturge. Un demi-siècle de recherches passionnées trouve son accomplissement en cette année du cinquantenaire de la mort de Ghelderode.
L’Académie royale de langue et de littérature françaises fêtait le 24 novembre l’événement, qui clôt avec panache l’année du cinquantenaire de la disparition d’un de nos plus grands écrivains. Car Ghelderode, dramaturge célèbre, conteur et chroniqueur de haut vol, fut aussi un merveilleux épistolier, révélé par Roland Beyen – dont le parcours est rien moins que classique.
Enfant d’une famille de pêcheurs établie à Nieuport, qui verrait d’un mauvais œil son refus de suivre le chemin tracé d’avance (depuis des générations, les Beyen étaient pêcheurs de père en fils) et sa résolution de continuer ses études et d’approfondir son amour précoce de la littérature, il s’inscrivait, après un passage par le séminaire de Bruges, à l’université de Louvain, en philologie romane. Soutenu, encouragé par le professeur Joseph Hanse, auquel il succéderait un jour et dont il deviendrait l’ami.
De Ghelderode, il ne connaissait que les commentaires élogieux de M. Hanse et la pièce Pantagleize, jouée par une troupe d’étudiants, quand, le jour même de sa mort, le 1er avril 1962, il avisait quelques livres à la vitrine d’un bouquiniste bruxellois, les achetait et s’y plongeait. « Ce fut le coup de foudre ! J’avais trouvé le sujet de ma thèse de doctorat. À partir de là, j’ai tout lu, et j’ai commencé mes recherches. »
Dès janvier 1963, il rendait à Mme de Ghelderode, dans l’étonnante maison de la rue Lefrancq à Schaerbeek, la première d’une longue suite de visites. Et pouvait explorer la bibliothèque de son mari : livres, manuscrits, agendas, lettres de ses multiples correspondants…
À la fin de cette année-là, il signait son tout premier article sur Ghelderode dans un hebdomadaire flamand.
Roland Beyen présentait sa thèse en 1968, au moment de la scission de l’université.
« Initialement, je voulais étudier son œuvre dramatique, la situer dans l’histoire du théâtre. J’étais persuadé de son rôle novateur. Ghelderode a changé le théâtre français, qui était essentiellement psychologique : il y a introduit le côté métaphysique et le côté physique, inspiré des peintres. On l’appelle souvent le Bruegel ou le Bosch du théâtre. À mesure que j’avançais dans mon travail, il a évolué en une biographie critique. »
Sa thèse était couronnée – et publiée en 1971 – par l’Académie sous le beau titre Michel de Ghelderode ou la hantise du masque. Confrontant les sources authentiques (manuscrits, lettres) et la légende qu’en ingénieux metteur en scène de sa vie Ghelderode a bâtie et répandue, l’ouvrage rétablit la vérité des faits et cerne, derrière les masques, une personnalité complexe, ondoyante.
Il ne s’agissait nullement d’une hagiographie. Sans doute Mme de Ghelderode l’avait-elle deviné : elle n’en lut que quelques pages et rompit avec celui qui l’avait « trahie ».
À cette époque, si Roland Beyen avait pris connaissance déjà de nombreuses lettres, il ne songeait pas à éditer la correspondance. Il considérait sa thèse comme le premier volet d’un triptyque que complèteraient une chronologie de l’œuvre dramatique (« En scrutant les premiers jets des pièces, j’avais observé qu’il changeait les vraies dates de rédaction, que je voulais restituer »), et une bibliographie.
Un abrégé de la chronologie paraîtrait en 1974 dans son essai Michel de Ghelderode (Seghers). Il était loin d’imaginer que la Bibliographie l’absorberait à tel point qu’elle ne verrait le jour, sous les auspices de l’Académie, qu’en 1987…
Le flair du détective, la patience du bénédictin
L’histoire de l’édition de la Correspondance, à laquelle Roland Beyen s’attelait à l’aube des années 1980, est jalonnée de délais revus et corrigés, sinon balayés !
Le premier tome sortait en 1991, dans la collection Archives du Futur, alors éditée par Labor. Avec, en perspective, un ensemble de sept volumes, d’environ quatre cents pages chacun, à raison d’un volume par an. Belle utopie ! Le dixième et ultime tome paraît donc vingt ans après, et conclut une entreprise vertigineuse, dévorante, qui s’ajoutait à son activité de professeur à la K.U. Leuven.
« Je disposais d’environ sept mille lettres de Ghelderode sur les vingt mille qu’il doit avoir écrites, à en juger d’après ses agendas où il notait scrupuleusement date et destinataire de ses courriers. Pour les réunir, je me suis fait détective, passionné, obstiné. J’ai rencontré une grande partie de ses correspondants (m’ont-ils bien accueilli ? Oui, mais avec méfiance !), dont certains sont devenus de véritables amis : le graveur Jac Boonen, Paul De Bock, Jean Stiénon du Pré, Robert Van den Haute, Gabriel Figeys, Marie-Paule Poncin… J’ai cherché, enquêté partout : chez les collectionneurs privés, dans les bibliothèques publiques, les grandes ventes…
Il me fallait opérer une sélection : le nombre de trois mille lettres avait été convenu avec l’éditeur. Je les ai choisies selon leur intérêt documentaire sur lui, sur la vie littéraire en Belgique, la société… et selon l’intérêt stylistique. Ce qui me fascine le plus chez lui (et dans la littérature : ce n’est pas par hasard que Flaubert est mon grand auteur), c’est la langue. Je me suis fixé une règle absolue : reprendre chaque lettre intégralement, me contentant de corriger discrètement des fautes d’orthographe ou de français, mais gardant certaines graphies curieuses et une ponctuation parfois fantaisiste. À ces trois mille lettres et cartes de sa main s’ajoutent un millier de lettres de ses correspondants, dont aucun n’est comme lui un épistolier génial, mais qui ont leur importance.»
Après le flair et l’acharnement du détective, Roland Beyen déployait la patience, la méticulosité fervente du bénédictin, éclairant le texte d’une moisson de notes, et de notices qui composent un répertoire de ses correspondants. C’est ainsi que le tome VII qui couvre les années 1950-1953, point culminant de la « ghelderodite » à Paris, comprend deux volumes : celui des lettres, fort de cinq cent quinze pages, celui des notes et notices qui en atteint quatre cents…
« Ce sont les notes qui m’ont posé le plus grand problème. Il en fallait beaucoup, car Ghelderode se contredit souvent, change d’avis, quelquefois par calcul, par mouvement d’humeur, par bonté aussi, plus réelle chez lui qu’on ne le croit, l’envie de faire plaisir, proche de cette tendance qu’il peut avoir à s’adapter au destinataire. »
Dernière étape : l’Index, établi par Roland Beyen avec la collaboration de Micheline Tirmarche. D’une part, un index des personnes, qui compte près de cinq cents noms ; de l’autre, un index des textes de Ghelderode, qui signale même les projets d’œuvres, d’articles, et les interviews, évoqués dans la correspondance. Il est illustré de fac-similés de lettres, souvent ornées de dessins, tantôt humoristiques, tantôt érotiques, ou encore représentant la tête du Christ, et de quelques dédicaces, pour lesquelles il avait un talent rare.
Au terme de ce voyage au long cours, quel sentiment éprouvez-vous ?
Un sentiment double. Je suis extrêmement content, parce que j’ai cru longtemps que je n’allais pas arriver à terminer les deux derniers volumes de la Correspondance. Comme Ghelderode, qui avait promis d’achever l’édition de son théâtre en sept volumes chez Gallimard et craignait de ne pas y parvenir. Cette inquiétude le hantait, et il est mort avant d’avoir fini les deux derniers volumes. Cela me troublait, m’angoissait. D’un autre côté, je me sens un peu frustré, car j’ai été forcé de me limiter. J’ai la matière de dix autres volumes !
N’avez-vous jamais éprouvé de satiété ? De regret, à la pensée des projets que vous avez inéluctablement sacrifiés ?
Satiété ? Jamais. Regret ? J’aurais beaucoup aimé écrire une histoire des écrivains flamands de langue française, que les Flamands ne connaissent pas assez : Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach, Franz Hellens, André Baillon, Marie Gevers…
En abordant la Correspondance, je ne savais pas à quoi je m’engageais, mais je m’en suis douté assez vite: alors que je croyais le tome I prêt pour l’impression, j’ai découvert les lettres les plus anciennes, particulièrement intéressantes, si bien que j’ai dû le reprendre de fond en comble. Et je ne disposais pas encore d’un ordinateur…!
Je ne regrette pas d’avoir consacré une grande partie de ma vie à Ghelderode. Il me fascine toujours, il me surprend toujours. Son œuvre me passionne : le dramaturge, un des plus importants, des plus novateurs. Le conteur, qu’on ne met pas encore à sa juste place : Sortilèges est un chef-d’œuvre. Une des tristesses de sa vie est de ne pas avoir eu le temps, la santé, les forces, dans ses dernières années, de redevenir le conteur qu’il avait été.
Le prosateur a-t-il à vos yeux autant de poids que le dramaturge ?
Autant ? J’hésite… Ghelderode est un conteur, un chroniqueur, un épistolier admirables. Mais l’œuvre dramatique reste l’essentiel. Ses pièces majeures, selon moi ? La balade du Grand Macabre, Escurial, Mademoiselle Jaïre, Magie rouge, Fastes d’Enfer.
Votre passion pour Ghelderode a résisté à tout. Aux péripéties souvent affligeantes des associations ghelderodiennes, avec lesquelles vous avez pris vos distances. Aux manœuvres de tel proche de Mme de Ghelderode, arguant de « privilèges » antérieurs à vos travaux pour exiger d’être consulté, cité. Résisté aussi à la mise au jour de traits de son caractère pas toujours exaltants. Un égocentrisme ombrageux. La folie de la persécution. L’obsession de n’être pas suffisamment compris, reconnu, honoré. L’inconstance dans ses amitiés, ses convictions. Son opportunisme. Une certaine duplicité dans sa manière d’antidater ses textes, de les transformer après coup, comme les fameux Entretiens d’Ostende, qui jouent la spontanéité, mais qu’il a complètement retravaillés dans un sens défavorable à ses interlocuteurs. Auriez-vous pu être son ami ?
Jamais ! Disons plutôt : difficilement. Je suis un esprit critique ; lui, un mystificateur qui devient de plus en plus un mythomane. J’ai peu d’affinités avec l’homme, sauf notre amour de la mer du Nord et de la belle langue, du style. Ghelderode avait le culte de l’amitié, mais le don de souvent la gâcher. Avec combien d’amis ne s’est-il pas fâché, n’a-t-il pas rompu, quitte à renouer par la suite… Fidèle entre les fidèles, Marcel Wyseur fut sûrement pour lui l’Ami.
Maintenant que la tâche est accomplie, le temps n’est-il pas venu d’écrire votre livre à vous ? Libéré de ce long, captivant mais envahissant compagnonnage, n’aspirez-vous pas à faire entendre votre voix, votre sensibilité, votre imagination ? Vous aviez songé naguère à un roman…
J’en ai ébauché quelques-uns, que j’ai détruits. J’ai en chantier un livre de mémoires autour de Ghelderode, une sorte de bilan, d’autobiographie : Pour en finir avec Ghelderode. Mais je n’en finirai probablement jamais ! Je n’en veux pour preuve que deux projets importants : une édition critique des Entretiens d’Ostende et une édition enfin correcte de sa pièce Le siège d’Ostende.
Un dernier mot, à l’académicien que vous êtes. Ghelderode n’a pas été membre de l’Académie. Il avait été élu dès 1932 par la Libre Académie de Belgique, où il se montra peu assidu et dont il démissionna en 1939.
Son nom a été proposé à deux reprises, en 1950 et en 1952, mais on lui à préféré Robert Vivier, puis, deux ans plus tard, Edmond Vandercammen. La première fois, il semble qu’il n’en ait rien su. La seconde fois, il était certain d’être élu et en avait grande envie. Cet échec l’a fort attristé… et fâché. Ghelderode aurait eu sa place à l’Académie, de toute évidence… »
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°174 (2012)