À l’initiative de Monsieur Tomas, Ministre Président de la Communauté française de Belgique, un colloque réunissait à Bruxelles, en décembre dernier, des critiques et des journalistes littéraires issus des douze pays de la Communauté européenne. Leur propos : examiner, chacun à partir de la situation de son pays, comment les livres pouvaient rencontrer dans les médias une résonance appropriée.
S’alignant sur une règle de bon sens qui veut qu’avant tout débat, il n’est pas inutile de savoir de quoi l’on parle, le Ministère de la Culture avait commandité au LENTIC (Université de Liège) une enquête sur « la place du livre dans les médias écrits et audiovisuels des pays de la Communauté européenne ». Une première investigation qui a permis l’élaboration de monographies nationales à partir d’un examen détaillé de la presse allemande, belge (francophone et flamande), britannique, danoise, espagnole, française, italienne et hollandaise.
Ce sont les résultats de cette recherche que présenta Marc Minon en début de colloque. Sans entrer dans les analyses chiffrées, il s’en dégage que la déréglementation actuelle du système audiovisuel ne semble guère favorable à la présence du livre à la télévision. Dans différents pays, la place se restreint pour les émissions littéraires, qu’on a tendance à intégrer dans des programmes culturels plus généraux. Rares par ailleurs sont les stations privées, comme TF1 avec Ex libris ou Italia 1, la chaine de Berlusconi, avec A tutto volume, qui programment une émission exclusivement réservée au livre. En ce qui concerne la presse écrite, le phénomène le plus notable de ces dernières années est l’apparition dans les quotidiens, de suppléments culturels ou littéraires. La plupart des grands journaux, dans les huit pays concernés par l’enquête, éditent un tel supplément hebdomadaire qui constitue bien souvent un atout pour la vente. Cette présence accrue du livre dans la presse généraliste se fait au détriment des magazines spécialisés, qui atteignent rarement un large public et qui ont parfois du mal à résister à la concurrence. La France fait pratiquement figure d’exception, dans ce domaine, avec deux titres (Lire et Le magazine littéraire) tirant à plus de 60.000 exemplaires.
Le rôle du critique
Mais quand on dispose de l’espace et du temps d’antenne nécessaires pour parler des livres, les questions en font que commencer : que dire, comment, et pour qui? La presse, écrite ou audiovisuelle, permet-elle d’ailleurs un véritable exercice critique? Non, répond Guy Scarpetta : par leur langage et leur fonctionnement, les médias n’autorisent pas ce travail d’analyse et d’évaluation qui est la tâche même de la critique. Celle-ci se rencontre pourtant encore, mais dans des livres, et qui sont l’oeuvre souvent des écrivains eux-mêmes. Et de citer notamment L’agent double, de Pierre Mertens (lequel, président le colloque, prononça l’allocution inaugurale dont on lira des extraits ci-dessous).
Reste que critiques et journalistes littéraires ont un rôle pédagogique à jouer vis-à-vis des lecteurs, pour qui il constituent un intermédiaire privilégié : une fonction qui a des vertus démocratiques et qui devrait s’étendre, comme le soulignait Eric Tomas dans son discours de clôture, vers ceux qui n’ont pas l’habitude de lire des livres.
Les exemples cités par les intervenants de différents pays montrent qu’à cette fin, il est utile de diversifier les approches et les langages – reportages, interviews, portraits d’auteurs, tables rondes… – de manière à rencontrer les spécificités culturelles de chaque public. À cet égatrd, le modèle de Pivot, souvent cité pour son émission Apostrophes, est significatif. Transposé en Grèce, il s’avéra impraticable parce que le débat littéraire en direct, avec ce qu’il peut supposer de verve mondaine, ne correspondait pas aux pratiques locales. Tout, dans ces domaines, est peut-être encore à inventer, y compris par l’intervention des écrivains eux-mêmes sur les langages de la télévision et de la radio.
Si l’enjeu majeur, non dépourvu de paradoxe, est, pour le critique, de mettre en évidence, par les outils de large diffusion, la force de l’authentique littérature et sa part intrinsèquement rebelle au consensus social, encore faut-il que ces outils lui demeurent accessibles. C’est alors aux responsables culturels et politiques de poser leur choix. Et aux lecteurs de faire entendre leurs voix.
Carmelo Virone
Splendeurs et misères de la critique
Les maux dont souffriraient aujourd’hui la défense et l’illustration de la littérature, et qu’encourageraient parfois en parallèle une certaine démission, une abdication de la critique, nous savons quels noms on leur donne.
D’abord et avant tout le nivellement des valeurs résultant de la mercantilisation du produit appelé « livre » et qui suscite un insondable malentendu. Il y a quelques années un ministre français inaugurait le salon du livre de Paris en le baptisant « Paris-Dakar de la culture ». On frémit bien sûr à l’idée que cela ne fût justement que vrai et que cette invraisemblable métaphore ne fût que trop bien choisie.
Dans un monde où tous les livres se valent et quand toute autobiographie d’une star à la télé se présente comme un livre à part entière, ne soyons point surpris de la « chosification » (Sartre) qui en découle inévitablement. (…)
Un jour où Saul Bellow s’entendait reprocher par un étudiant sur un campus universitaire d’écrire des « livres difficiles », il répondit qu’il courait le risque de le devenir de plus en plus au fur et à mesure que son public deviendrait de plus en plus illettré…
Considérez alors ces écrivains qui, dans le souci de mieux se vendre, et pour rassurer leurs lecteurs potentiels, leur promettent d’en revenir au romanesque pur, au vrai roman, quand le vrai roman ne fut jamais, après Cervantes et Sterne jusqu’à Joyce et Claude Simon, que celui qui ambitionnait de trahir les lois du genre pour ne pas s’y piéger – cela nous vaut l’affluence d’œuvrettes régressives, minimalistes et congelées, littérature à réchauffer au micro-ondes mais parée du charme suspect d’une soi-disant post-modernité (ringarde). Aujourd’hui il n’est pas jusqu’à l’épithète « littéraire » qui n’apparaisse comme péjorative.
Un autre péril nous vient bien sûr de cette société du spectacle et des procédures barnumesques qu’elle affectionne, qui donnent le pas à l’image, au look de l’écrivain sur son œuvre. (…)
Inévitablement se poseront les problèmes de déontologie qui entourent l’exercice de la critique invoquant certains scandales cocasses ou parfois sordides qui révèlent complots médiatiques et compromissions éditoriales, magouilles et concussions, copinages pervers et renvois d’ascenseurs, luttes d’influence et accumulation d’un pouvoir exorbitant entre les mains de quelques mandarins ; certains en viennent à déposer une sentence sans appel : tous pourris, les critiques, tous corrompus ou corruptibles ou vénaux. (…) Or même si, en l’une ou l’autre occurrence, un pareil verdict apparaît fondé, dans toutes les autres il ne traduit qu’une conception un tantinet poujadiste du milieu littéraire. Et, ce qui est plus grave, il ne rend pas compte d’une atteinte bien plus globale et profonde à l’éthique du métier. (…)
Quand la question fondamentale demeure celle-ci : la critique ne manque-t-elle pas bien davantage à son code d’honneur lorsqu’elle devient tout simplement fainéante, distraite, peu curieuse, lorsqu’elle encense tous les conformismes et renâcle devant toutes les nouveautés, lorsqu’enfin elle ne manifeste pas la moindre attention pour d’autres univers que celui où elle s’enracine ? (…)
N’allons pas penser, cependant, que toutes ces misères et ces disgrâces aient raison de l’ambition et de la rigueur de ceux qui persistent dans l’exigence ! On n’a jamais vu, sans doute, autant d’écrivains militer pour la littérature conçue comme leçon de liberté. Jamais autant de romanciers – n’est-ce pas, Kundera, n’est-ce pas, Fuentes, n’est-ce pas, Goytisolo ? – qui ne défendent l’esprit du roman comme celui qui peut servir de dérivatif ou de palliatif au dogmatisme. Défaite de la pensée, a dit quelqu’un. Peut-être. Mais aussi victoire de la fiction. Et ce n’est pas un hasard si un des régimes les plus totalitaires d’aujourd’hui a déclaré une guerre totale à Salman Rushdie qui n’est ni idéologue, ni philosophe mais justement romancier, rien qu’un romancier rappelant tenacement les vertus de l’invention et de la fantaisie contre l’épaisse et redoutable niaiserie de la brute. Le roman reste bien cet exercice de compréhension du réel qui rend hommage à sa complexité et à ses nuances.
Pierre Mertens
Extraits de l’allocution inaugurale du colloque, retranscrits d’après les notes manuscrites de l’auteur.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°81 (1994)