Le retour des anges
Francis DANNEMARK, Aux anges, Robert Laffont, 2014
Véronique BIEFNOT, Là où la lumière se pose, Héloïse d’Ormesson, coll. « Suspense », 2014
On se rappelle que, dans l’entre-deux-guerres, la figure littéraire de l’ange – détachée depuis la fin du 19e siècle de son contexte religieux – a joué un rôle éminent de Rilke à Norge en passant par Cocteau, O.J. Périer et bien d’autres. Or voici que, dans leurs nouveaux romans, Francis Dannemark et Véronique Biefnot entreprennent de réactiver cette figure surhumaine et les grandes fonctions qui lui sont traditionnellement associées : révélation, guidance, salut. Certes, les deux livres sont à première vue bien différents. Autant Aux Anges évoque essentiellement l’évolution psychologique de Pierre, de Florian et de quelques proches, autant Là où la lumière se pose relate un engrenage d’épisodes dramatiques tels que séquestration, inceste, noyade, mutilation, folie sectaire, etc. Curieusement, c’est donc le romancier qui nous livre le récit le plus « féminin », road-movie riche de conversations sentimentales entre quinquagénaires, alors que la romancière décrit sans ambages un monde de perversion, de violence et d’angoisse ; ainsi la couverture du premier volume est-elle chaleureuse et colorée, l’autre donnant une impression de noirceur et de dureté…
S’il y a lieu de considérer ensemble ces deux livres, c’est qu’ils ont en commun plusieurs personnages et situations – procédé romanesque surprenant, peut-être même inédit. Des deux côtés l’on trouve la même vieille comtesse aussi extravagante qu’accueillante, son château décrépit, le jeune Lucas et les autres restaurateurs bénévoles, le couple Simon-Naëlle, sans compter un cerf, deux chats et quelques répliques. Ces points communs, toutefois, resteraient anecdotiques s’ils n’étaient accompagnés de connivences plus profondes et plus graves. Des deux côtés, les héros sont des êtres meurtris par la vie mais qui, loin de se résigner à la frustration et à l’amertume, gardent la force d’espérer. Chez Dannemark, au-delà de l’insatisfaction professionnelle, c’est l’échec ou la fin du couple – avec ses nombreuses variantes – qui cause ou révèle le mal-être personnel ; le scénario est plus complexe chez Biefnot, particulièrement en ce qui concerne Naëlle dont l’enfance fut marquée par plusieurs évènements traumatisants, et qui peine aujourd’hui à trouver sa place et son identité.
Or, dans leur quête du bonheur, les uns et les autres vont rencontrer inopinément des « modèles » ou des « guides » qui, consciemment ou non, les aideront à trouver l’issue salvatrice. Chez Dannemark, c’est la comtesse Emiliana, philosophe bohème et zoophile, vivant un amour fervent avec son compagnon Léo, lui-même traducteur d’aphorismes chinois. L’ange dannemarkien n’est donc pas l’envoyé d’un autre monde : c’est une personne bien humaine qui, ayant traversé et surmonté diverses épreuves, a atteint un état d’harmonie et de sérénité, lequel à son tour peut bénéficier à autrui… Quant à l’histoire plus chaotique de Naëlle, on y croise le rassurant Simon, une thérapeute bienfaisante, sans oublier – nous touchons ici au fantastique – le prodigieux chat Nicolas, véritable personnage tutélaire. Mais surtout, l’on découvre que la personnalité de Naëlle recèle, en ses strates les plus enfouies, une sorte de bon génie qui, dans les situations d’extrême danger physique, lui procure l’énergie nécessaire pour échapper à la mort ; « instinct de vie » diront les uns, « ange gardien » diront les autres.
Chacun à sa manière, les deux livres se terminent bien. Presque trop, pourrait-on dire. En un défi qui ne manque pas d’allure, Dannemark et Biefnot ont visiblement voulu ce double happy end, avec des récits qu’on pourrait qualifier de « féeriques », ou encore de « fables romanesques ». De telles appellations peuvent surprendre vu la modernité des univers évoqués, et surtout la grande âpreté de Là où la lumière se pose – mais n’oublions pas que méchanceté, terreur et crime ne sont nullement absents des contes de fées, bien au contraire. La victoire finale du bien, de la vie et de l’amour n’est donc pas illogique. Néanmoins, en son idéalisme qui frise le miraculeux, elle contraste avec le réalisme qui caractérise le corps des récits : la vraie vie ne tourne pas aussi bien, estimeront sans doute quelques lecteurs. Manifestement, les auteurs n’ont pas cherché à peindre l’existence humaine telle qu’elle est, mais telle qu’ils la voudraient : non comme réalité, mais comme désir ou consolation. Leur entreprise romanesque conjointe est la meilleure preuve qu’un tel désir a pleinement droit de cité.
Daniel Laroche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°182 (2014)