Alice au pays des souvenirs
Francis DANNEMARK, Histoire d’Alice, qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un), Robert Laffont, 2013
À l’occasion toute symbolique d’un enterrement, Alice, 73 ans, fait connaissance de son neveu Paul. La morte était sa sœur à elle, sa mère à lui, ce qui semble justifier leur rapide complicité. Mais le lien familial n’explique pas tout. D’abord, Alice souhaite que Paul l’aide à retrouver Ethan, un ami perdu de vue depuis longtemps ; de plus, Paul étant à la fois auditeur attentif et écrivain, elle lui narre sa vie en espérant qu’il la sauvera de l’oubli… Pour tout cela, elle dispose des deux semaines prépayées pour elle dans un hôtel par une sœur curieusement prévoyante, qui est donc outre-tombe la véritable fomentatrice de la rencontre.
Les deux personnages vont se retrouver une douzaine de fois, tantôt dans le salon de l’hôtel, tantôt dans un restaurant, tantôt dans un parc public, avec les nombreuses indications d’ambiance propres à chaque situation : détails météorologiques, décor, boissons et plats consommés, expressions du visage, passage de figurants éphémères. Souvent qualifiée de « musicale » sans autre précision, l’écriture dannemarkienne n’est pas monodique mais contrapuntique. En effet, ces notations d’ambiance faussement anecdotiques apportent à la ligne principale diverses harmoniques, lesquelles enrichissent l’histoire sans l’alourdir d’explications, par un jeu subtil de résonances connotatives : douceur, mélancolie, pudeur, humour, réminiscence, tendresse…
De rendez-vous en rendez-vous, Alice raconte à Paul l’incroyable feuilleton de ses mariages successifs, huit au total, sans oublier quelques amants et un ami homosexuel. Si les épisodes sont très divers, le scénario varie peu : héroïne douée pour l’amour comme d’autres le sont pour le chant, attirance soudaine et réciproque, relation de couple sans nuage, sans grossesse, mort dramatique et prématurée du mari (sauf le huitième). L’on évolue ici en plein romanesque, avec l’alternance cadencée entre moments de bonheur et moments de tristesse, l’extrême rareté de l’agressif ou du conflictuel, un alliage fin d’épicurisme et de fatalisme, la prédominance complète de la sensibilité sur la pensée. À quoi s’ajoutent les nombreux voyages et changements de lieu, du Manitoba à l’Inde en passant par l’Australie, la Grèce, l’Italie, la région de Londres, le New-Jersey, chacun apportant à la vie de l’héroïne son exotisme propre.
Comme Les contes des mille et une nuits, l’Histoire d’Alice se compose donc d’une suite d’histoires largement autonomes, enchâssées dans un cadre qui assure la cohérence de l’ensemble : le huis clos entre une narratrice captivante et un auditeur captivé. Nouvelle Shéhérazade, Alice parle encore et encore pour différer le plus possible le moment qu’elle redoute. Non celui de mourir, comme dans le conte arabe, mais celui, à peine moins névralgique, de savoir si Paul a retrouvé Ethan et, en échange, de révéler à son neveu la vérité de sa naissance. Toutefois, ce double épilogue n’advient pas dans le laps préétabli de quatorze jours : une troisième semaine vient en effet s’y ajouter, débutant par une longue absence de Paul, comme un entracte indispensable pour que puisse advenir ce qui achèvera la destinée respective des deux protagonistes.
Le roman de Dannemark est donc, pour une part essentielle, un travail sur le temps. Il y a d’une part la temporalité de la remémoration, où il s’agit de re-présenter ce qui s’était éloigné ; d’autre part l’actualité des trois semaines au long desquelles se développe un double processus de résolution ; enfin, l’étape de l’écriture, dont le lecteur ne saura quasi rien, mais dont le livre est présenté comme le produit. C’est par cette triple élaboration temporelle que l’Histoire d’Alice est bien un roman, non un conte merveilleux ou le scénario d’une comédie musicale. L’on aurait pu hésiter, pourtant. Visiblement, le personnage d’Alice est plus poétique que réaliste, entièrement dominé par les sentiments et la sensibilité. Si ses tribulations ont une tonalité douce-amère, jamais elles ne parviennent à miner la confiance de l’héroïne dans la vie. Les maris successifs, tout comme la grande amie, sont des êtres invariablement bons. Quant aux citations littéraires ou proverbiales qui émaillent le texte, elles lui apportent des notes de drôlerie et de fantaisie, accentuées par l’omniprésente anglicité chère à Dannemark. Bref, il y a dans cette Histoire d’Alice quelque chose de délicat et de consolant qui pourrait bien être le signe d’un genre littéraire original : le conte romanesque…
Daniel Laroche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)