L’âge des moins possibles…
Francis DANNEMARK, Qu’il pleuve, Castor astral, 1998
Francis DANNEMARK, La grève des archéologues, Castor astral, 1998
Parfois le critique, qui n’est jamais un lecteur comme un autre quand il lit professionnellement (toujours réfléchissant au fonctionnement du livre et occupé à souligner les moments clés plutôt que les phrases qui le touchent] se rait submerger par un reste et redevient le lecteur qu’il était. (Quand des livres frappent de plein fouet la réserve de ses émotions ou sa vie à vif.) Ainsi, à la lecture des deux très beaux livres que Francis Dannemark publie simultanément au Castor Astral, La grève des archéologues et Qu’il pleuve, J’ai atteint la trentaine. Je ne suis pas dans la même décennie que les personnages de Dannemark. Eux entament la quarantaine. Quelque chose en commun pourtant : un bout de vie déjà passé, trop souvent ressassé. Un bout de vie qui empêche la vie de s’écouler simplement, freine l’amour à naître et à vivre.
A Venise, où elle est venue avec Ludovic, l’homme qu’elle aime, l’homme de sa quarantaine, Françoise découvre dans un journal que les archéologues font grève. Elle s’arrête sur cette nouvelle. « Juste au bord du sommeil, elle se promet de faire elle aussi la grève des archéologues. Arrêter enfin de creuser, de réécrire sans cesse le passé. » Françoise a des enfants, elle a été mariée. Ses parents parviennent à la culpabiliser de son divorce, de son nouvel amour. En elle, elle reste soumise à leur autorité. Pour toujours ?
Ludovic sait attendre. Sait entendre son silence. Parvient à s’effacer pour que l’amour puisse durer encore. Puisse faire son chemin. Trouve sa place en elle. Des couples de leurs amis se séparent. De leurs amis se suicident. « Avoir ou ne pas avoir quarante ans… » Ce n’est plus une question. Juste une réflexion en suspens. Avoir ou ne pas avoir trente ans… Certains déjà se la font à vingt ans. Certains ont déjà des vies d’avance à vingt ans… Les interrogations de Françoise s’énoncent simplement, elles appartiennent au monde commun. Les réponses tardent à venir. Celles des autres ne valent que pour eux. « Pourquoi n’avait-elle pas réussi à rendre son mari heureux, pourquoi lui en voulait-il alors qu’elle l’avait aidé de toutes ses forces à créer une vraie famille, qu’est-ce qui réellement n’avait pas marché dans cène histoire ? »
Francis Dannemark, le romancier ne répond pas à la place de ses personnages. Ou juste d’un moi parfois. Les questions arrivent jusqu’au lecteur. Qui cherche ses réponses à lui, pour lui. La douce écriture de Dannemark n’agresse rien et personne. Elle laisse vide le vide et s’écouler le silence. Elle enserre, elle enceint mais jamais ne brise les mystères. L’écrivain se tient en retrait. Laisse aux lecteurs leur part d imagination. Sa littérature n’est ni fasciste ni décevante. Dans Qu’il pleuve, un roman est au centre du roman. De celui-là, on ne connaîtra qu’une ou deux idées : on ne peut revenir sur le passé mais peut-être mettre an point final juste à une histoire. On n’en connaîtra qu’une phrase : « Plus on est soi, plus on est seul. » Que de fois n’avons-nous désenchanté quand, dans un texte où un auteur parle d’un livre, d’un poème… exceptionnel et fictif, il rente de nous le livrer… Chaque fois on se dit : ce n’était que cela !… Dans Qu’il pleuve ce n’est ni l’hiver ni Venise mais I été qui s’annonce torride entre Paris, Bruxelles et une vieille maison dans la campagne belge. Un écrivain vient de terminer un roman sans titre. Ariane, une femme au regard triste et froid, à la bouche éclatante veut l’acheter. L’acquérir pour elle seule. Comme un tableau. On apprendra qu’elle veut l’offrir à un amour mort. Parce qu’il dit sa vérité définitive à elle. On ignorera jusqu’au bout si cet homme (homosexuel) décédé dans un accident de plongée sous-marine, elle l’aimait vraiment de son vivant. Le sait-elle : Qui le sait : L’écrivain (le narrateur) de Qu’il pleuve comme les personnages de La grève des archéologues doit avoir une quarantaine d’années, un divorce qui l’empêche de se lancer dans la passion amoureuse. La littérature, son écriture occupe la majeure partie de sa vie. Rien d étonnant. Mais arrive un constat, impitoyable, un constat encore dû à la vie qui va, au temps déjà vécu : « La nuit passée, j ai consacré un long moment à relire presque tous les poèmes que j’ai publiés durant les années 80, quand j’écrivais encore des poèmes. Tu ne peux pas savoir comme cela m’a rendu triste. Où sont-elles passées, la fraîcheur et la force de cette époque ? Je me suis dit que plus jamais je n’écrirais comme ça. Ce sont les pages de la jeunesse désormais révolue. Je suis devenu un professionnel, |e connais mon numéro. » Reste-t-il de l’espoir ?
Un autre constat, tout aussi implacable ; « De notre vie commune, j’avais moins de souvenirs que de livres que j’avais écrits pendant cette période… » Faut-il aimer un écrivain ? Un homme ou une femme blessé(e) à tel point qu’il, elle n’est pris(e) que par lui-même, que par elle-même ? La lecture de ces livres endolorit le lecteur. La douceur de l’écriture lui pose un baume… Les marques au cœur, pourtant, rien ne les efface (ra)…
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)