De la célèbre « librairie » de Montaigne au cabinet de travail de Michel de Ghelderode, l’espace intimiste que forme la bibliothèque privée d’un auteur fascine et intrigue : quel rapport affectif celui-ci entretient-il avec les livres qu’il a rassemblés autour de lui ? Lieu-mémoire pour les uns, laboratoire de création pour les autres, la bibliothèque est aussi le plus souvent une « sentimenthèque », selon l’expression de Patrick Chamoiseau. C’est donc à un cycle de promenades sentimentales que Le Carnet invite ses lecteurs en entamant une série qui lui permettra de découvrir les rayons de quelques bibliothèques d’écrivain. À commencer par l’impredsionnante collection constituée par cet homme du livre complet qu’est Jean-Baptiste Baronian, auteur, éditeur, chroniqueur et, comme il se définit lui-même, « bibliophile littéraire et sentimental ».
Le Carnet et les Instants : Vous venez de publier à L’âge d’homme une plaquette intitulée La bibliophilie, une sanction. Une belle occasion d’évoquer ensemble les liens étroits que vous entretenez depuis quelques années déjà avec les livres, plus spécifiquement en tant que collectionneur et bibliophile. Pouvez-vous situer le moment à partir duquel vous avez commencé à vous intéresser au livre en tant qu’objet de collection ?
Jean-Baptiste Baronian : Longtemps je ne m’en suis pas rendu compte mais, après avoir recherché l’origine de cette dilection, je pense pouvoir dire que c’est venu de mes parents. Très tôt, à l’époque de mon adolescence, ma mère a eu le bon gout de m’offrir des livres. Un peu plus tard, vers l’âge de 16 ans, elle m’a inscrit au Club français du livre. Je recevais également par la même occasion le bulletin réservé aux abonnés, ce qui m’initiait aux auteurs. C’est sans doute ce qui a contribué à cette prédilection. Quant à mon père, il m’a très tôt amené au marché aux Puces. Il ne s’intéressait pas du tout aux livres, je n’ai d’ailleurs jamais très bien su ce qu’il cherchait : il se baladait et s’arrêtait devant des bouts de ferraille, des vieilles serrures. Cependant, dans les parages immédiats (la place du Jeu de Balle !), il y avait des livres. Je les voyais là, dans un contexte qui m’était familier. Quand on y allait, c’était une expédition car mes parents n’avaient pas d’auto. On s’y rendait donc en tram, c’était très long, une aventure ! Et puis, je me souviens des odeurs de vieux papier, de journaux, qui m’impressionnaient. Il y avait également des étals où les livres s’amoncelaient, un peu comme dans le roman de ray Bradbury, Fahrenheit 451. De temps en temps, je pouvais en acquérir un. Je me souviens avoir acheté Les fleurs du mal de Baudelaire dans une édition de poche que j’ai toujours gardée. Elle est en lambeaux aujourd’hui.
Vous avez donc conservé vos ouvrages du Club français du livre ?
Oui. Et comme vous le savez, certains de ces ouvrages sont aujourd’hui considérés comme rares et recherchés des collectionneurs. Mes parents ont été en quelque sorte mes guides. Assez curieusement, ma mère lisait très peu mais elle avait compris que le livre était un objet de culture et de savoir. Elle considérait que je devais être en contact avec les livres. Mes parents, immigrés d’origine arménienne, ne possédaient pas le bagage culturel qui est le mien aujourd’hui et que je tente de transmettre à mes enfants. Avec le recul, je m’aperçois que je leur dois beaucoup.
J’en viens au rapport entre l’écriture et le livre comme objet de collection, de passion. Dans beaucoup de vos ouvrages, les ivres sont envisagés comme des personnages à part entière. On sent bien à travers certains de vos romans ou recueils de nouvelles, je pense à Lord John ou Place du Jeu de Balle, que vous êtes très attiré par ce milieu es bouquinistes et des brocanteurs. Souvent, vous distillez dans vos textes des références à des auteurs, des illustrateurs qui vous sont chers, notamment ces « petits romantiques » de la fin du 19e siècle. Est-ce une façon détournée de parler de ces affinités bibliophiliques en les mêlant à la fiction et partant, d’emmener, dans votre sillage, le lecteur à la découverte de ces marginalités électives ?
C’est tout à fait cela. Je pense que l’on n’écrit jamais que sur soi-même, sur ses propres gouts et ses propres émotions. Je ne me suis jamais raconté dans mes livres à la première personne, je n’aime pas étaler ma vie de tous les jours, mais je pense que l’art du romancier consiste à métamorphoser sa vie à travers des fictions originales. Donc, forcément, on y fait passer aussi des choses auxquelles on tient et la bibliophilie fait partie de ce qui me passionne. Le livre représente dans mes ouvrages une sorte de quête de l’inconnu, de l’inconnaissable mais également une recherche d’identité. Mes personnages sont souvent en quête de livres parce qu’ils le sont aussi d’eux-mêmes. Au fond, mes livres sont souvent des fables sur le livre, qui lui-même est considéré comme le « Babel », le savoir borgésien, le savoir du monde à travers une fiction. Il est certain que ce n’est pas innocent. Il y a aussi chez moi une forme de métamorphose et de transfiguration. Lord John, c’est l’histoire d’un jeune homme qui découvre le monde des livres et qui, en même temps, découvre l’âge adulte et la mort. Ce livre est à la fois complètement et pas du tout autobiographique. Je n’ai jamais eu de parent libraire ; en revanche, ce livre raconte mes émois autour de ma découverte du roman et la mort du père est une transfiguration de celle de ma mère. Tout cela est évidemment lié.
À l’instar du collectionneur qui procède par ricochets pour, comme dirait Perec, épuiser un auteur, un domaine, vous mêlez toutes ces références un peu à ma manière des romans à clef. Un exemple : le titre de votre ouvrage Lord John est déjà un clin d’œil à un livre de Conrad.
Bien sûr, le titre fait référence à Lord Jim. Et John, c’est le pseudonyme de Jean Ray, John Flanders, un auteur que j’adore. Je suis toujours ravi quand quelqu’un relève ces petits jeux, ces clins d’yeux que je glisse dans mes livres. C’est toujours très plaisant d’émailler le texte de références qui paraitront anecdotiques à certains lecteurs mais qui, pour d’autres, auront une signification.
À vous écouter, on pourrait établir une sorte de filiation entre vous et des auteurs comme Charles Nodier, Raymond Queneau ou encore André Blavier.
J’en serais ravi. Je me rends compte que je suis très attiré par ces écrivains qui ont écrit sur ou autour du libre, qu’ils soient célèbres comme Charles Nodier ou Raymond Queneau ou plus confidentiels, comme Charles Asselineau ou Fernand Fleuret. Ces écrivains ont tous écrit sur le livre, sur la bibliothèque, mais surtout sur ce qui constitue pour le bibliophile une grande dilection, à savoir l’intérêt vif qu’il porte aux « petits maitres ». Par-là, on reconnait en moi ce côté franc-tireur, un peu marginal, que je revendique en quelque sorte et qui fait que l’on éprouve souvent des difficultés à me classer. J’aime bien ne pas me situer au centre. Finalement, je suis un peu hors normes mais ce n’est pas du tout délibéré de ma part.
La sanction du collectionneur
Avant d’évoquer plus en détail votre bibliothèque personnelle, je voudrais qu’on parle de ce livre récemment paru, La bibliophilie, une sanction.
C’était avant tout un défi entre l’éditeur et moi. C’est un vieux complice, même si je n’ai publié chez lui qu’un livre sur le fantastique, il y a 30 ans. Je lui ai raconté que la bibliophilie, parmi ses fonctions, a celle de sanctionner la juste place d’un écrivain dans l’histoire des lettres. En d’autres termes, pour être très vénal, les grands écrivains coutent cher ! Il est impossible de trouver une édition originale des Fleurs du mal ou d’Une saison en enfer à vil prix. Chez les libraires spécialisés, Baudelaire ou Rimbaud seront toujours cotés, valorisés, alors que les petits poètes ou les poètes obscurs qui les ont entourés n’ont aucune cote. Avec cette différence cependant, et vous avez d’ailleurs soulevé la question en parlant de Nodier, que le bibliophile a une grande admiration pour ce qu’on appelle les petits maitres. Il éprouve une attirance pour des écrivains que le grand public ne connait pas forcément. Je pense à Remy de Gourmont, un auteur qui n’est pas très connu même dans les milieux de lettrés, mais qui, chez les bibliophiles, a un réel statut. Le bibliophile aura aussi tendance à consacrer des écrivains de deuxième ou de troisième rang, qui ne sont pas pour autant des écrivains médiocres, et auxquels il donne une juste consécration. C’est pour cette raison que je parle de sanction dans ce livre.
Il y a beaucoup de paradoxes dans la bibliophilie. Je prends l’exemple de Duhamel dont les éditions originales sont aujourd’hui tout à fait abordables. Est-ce pour autant un mauvais écrivain ?
Non, mais c’est là une des conséquences de cette sanction. Avec le temps, certains écrivains retombent dans l’oubli ou, plus simplement, retrouvent leur juste place. Ceux qui ont été célèvres sont parfois abandonnés, ils s’usent, s’érodent et on assiste à un mouvement de balancier. À ce propos, il existe un cas exemplaire pour la Belgique. Naguère encore, on pouvait acquérir les éditions originales de Simenon sur grands papiers à des prix très abordables. Aujourd’hui, ces mêmes éditions se vendent 100 ou 200 fois plus cher qu’à l’époque. En même temps, le statut de Simenon dans la littérature a évolué. On le considérait plutôt comme un petit auteur de polar et on n’imaginait pas qu’il puisse un jour se retrouver dans la Bibliothèque de la Pléiade. La bibliophilie remet donc en quelque sorte les choses à leur place : le statu d’un écrivain va de pair avec la cote bibliophilique qu’il a.
Vous abordez aussi la relation que les écrivains entretiennent avec la bibliophilie. Comment expliquez-vous ce désintérêt manifeste de beaucoup d’écrivains pour les éditions originales, les « grands papiers » ?
Je n’ai pas vraiment d’explication. Cela reste un mystère.
La bibliophilie apparait au 19e siècle. Peut-on épingler certains auteurs bibliophiles aujourd’hui ?
Au 20e siècle, il y en a eu quelques-uns. Je pense à Michel Déon ou à Jean Dutourd. Par contre, en Belgique, je n’en vois pas beaucoup. André Blavier peut-être ou Charles Bertin, qui a légué sa bibliothèque privée au musée de Mariemont. Il s’intéressait beaucoup aux belles reliures.
Évoquons à présent votre bibliothèque, dans laquelle nous nous trouvons. Tenez-vous un registre de vos ouvrages ?
Non, malheureusement. Et comme chacun, je ne suis pas à l’abri de déficiences mentales. De plus, j’ai un classement extrêmement personnel, qui tient compte aussi de la géométrie des lieux. À un moment, vous possédez cent livres sur un thème. Vous les regroupez à tel endroit et puis, arrive le cent unième que vous devez ranger plus loin faute de place. Il y cependant toujours un début de classement. Dans la pièce où nous nous trouvons, j’ai rangé les « fins de siècle », ces auteurs de la fin du 19e siècle que j’apprécie. Mais on trouve aussi, pas très loin, des ouvrages sur la photographie. J’y ai également disposé les vieux livres et albums pour enfants et juste à côté les ouvrages de Stevenson, qui reste un de mes auteurs favoris. En face, sont réunis les ouvrages de mes auteurs de prédilection, Jorge Luis Borges, William Faulkner, Valery Larbaud ou Pierre Louÿs. Il aurait été logique que Léon-Paul Fargue, ami de Larbaud, se trouve là, or je l’ai rangé à l’étage supérieur.
Donc, dans la mesure du possible, vous essayez d’adopter un rangement par affinités.
Exactement, même s’il y a parfois un manque de logique. Il y a une sorte d’irrationalité rationnelle liée à mes gouts et à la structure des lieux.
Retrouvez-vous facilement vos livres ?
Je vais vous raconter une anecdote. Petits, mes enfants me lançaient des défis. C’était une sorte de jeu de piste dans lequel je devais leur indiquer la place de chaque livre. Ils me demandaient par exemple où se trouvaient Les fleurs du mal et je répondais : telle pièce, bibliothèque du milieu, troisième rayon. Je dois avouer que j’ai rarement été collé. Par contre, et c’est le côté fantastique de la vie, il y a des livres que je ne retrouve plus ou que je ne retrouve qu’après de nombreuses années, un peu par hasard.
Un bibliophile littéraire et sentimental
Si vous deviez choisir parmi trois termes que j’ai retenus, le plus adéquat pour votre bibliothèque serait : un cabinet d’amateur, un laboratoire d’écriture ou plus simplement une collection privée ?
Sûrement pas un laboratoire d’écriture.
Mais vous arrive-t-il d’utiliser votre bibliothèque pour alimenter vos textes, pour retrouver une référence dans le cadre de la rédaction d’un article ?
Certainement, mais ce n’est pas son affectation première. Tous les livres qui se trouvent ici, j’y tiens pour leur contenu. L’objet-livre m’intéresse à partir du moment où il revêt pour moi un intérêt, une raison littéraire. C’est le côté sentimental pour reprendre ce que disait Mac Orlan. Il s’agirait donc plutôt d’une bibliothèque sentimentale. J’ai publié il y a quelques années un livre qui s’intitulait Une bibliothèque excentrique, je pourrais imaginer une suite qui s’appellerait une bibliothèque sentimentale.
Pourrait-on distinguer une pratique diurne (plutôt liée au travail, à l’étude) et une autre plutôt nocturne (plus feutrée, plus intimiste) de votre bibliothèque ?
Je le crois. Ce qui est agréable, c’est de se promener, de circuler dans sa propre bibliothèque et de redécouvrir certains ouvrages oubliés, de chercher un volume et de tomber sur un autre auquel on ne pensait plus. C’est extraordinaire, chaque livre semble en appeler un autre, comme s’ils se répondaient. Tout cela se passe en effet plutôt le soir. Il y a, dans cette démarche, l’idée de la déambulation, de l’errance qui me plait beaucoup. Parfois même, il m’arrive de contempler mes livres, de m’asseoir par terre et de les regarder, sans les toucher, simplement en les dévorant des yeux. Existe chez moi, un rapport physique et sensuel aux livres. Les collectionneurs sont aussi un peu maniaques. D’ailleurs, vous l’aurez remarqué, je recouvre la plupart de mes livres de papier cristal car j’ai peur de les souiller, de les abîmer.
Dans son article, « La bibliothèque de l’écrivain », Philippe Arbaizar parle de la bibliothèque comme d’un théâtre de la mémoire. Cette image vous convient-elle ?
Tout à fait. Mais je suis aussi conscient de la vanité des choses. J’en parle incidemment dans ce petit livre sur la bibliophilie. C’est aussi une façon de rejeter, de repousser certaines échéances plus sinistres, d’oublier le poids vertigineux du quotidien. Il s’agit pour moi plutôt d’une distraction dans le bon sens du terme, d’une récréation même. Le bibliophile est un peu hors du monde. Vous vous souvenez sans doute qu’un personnage de Nodier meurt de n’avoir pas pu mettre la main sur un livre ! Je n’en suis pas là heureusement.
En repensant à Bourlinguer de Cendrars, dans lequel le personnage central emporte avec lui des caisses entières remplies de livres lors de ses multiples déménagements, imaginez-vous un jour devoir déménager votre bibliothèque ?
J’ai déménagé il y a trente ans mais j’avais alors trente fois moins de livres. Cela dit, cela pourrait s’envisager. Je rêve d’un endroit où tous mes livres seraient réunis. Le fait qu’ils soient dispersés sur deux ou trois étages me dérange.
Dans son livre consacré aux bibliothèques d’écrivains, Daniel Ferrer évoque la figure d’Edgar Poe et l’habitude qu’il avait d’annoter ses livres. J’imagine que vous n’annotez pas les vôtres.
Il m’arrive d’inscrire de petites croix dans les marges mais, lorsque je le fais, c’est au crayon et très discrètement. Je déprécie fortement les livres annotés d’une manière fruste.
Toujours dans votre ouvrage consacré à la bibliophilie vous évoquez différents types de bibliophiles. Quel type de bibliophile êtes-vous finalement ?
Je dirais que je suis, avant tout, un bibliophile littéraire et sentimental.
Imaginons que vous soyez un bibliophile qui prête ses livres. Quel livre, parmi votre collection, ne prêteriez-vous jamais ?
Je ne prête jamais mes livres. Même à mes proches, il m’est arrivé de leur interdire de lire tel livre dans telle édition rare que je possédais. Je préfère racheter le livre en format poche. Cela ne m’arrive donc pratiquement jamais.
Rony Demaeseneer
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°144 (2006)