Les mots dans la parole partagée avec Jean Claude Bologne sont à l’image de son écriture, jubilatoires et passionnés. Une nouvelle rencontre pour le carnet qui a poussé les portes de sa retraite parisienne où cet « homme fougère » écrit depuis plus de vingt ans. Une oeuvre dense et riche en quête insatiable d’unité d’où peuvent jaillir, à chaque instant, ces moments magiques que produisent l’écriture et la lecture. Un voyage dans le secret de la chambre de Jean Claude Bologne où les livres se répondent comme en échos. Entrons, la porte est ouverte…
«Alors d’autres livres ont suinté des murs,
suc nourricier pour calmer ma faim de savoir.[1] »
Quels sont vos premiers souvenirs de lecteur, sont-ils liés à la matérialité du livre ?
Jean Claude Bologne : Mon premier souvenir conscient est lié à l’entrée de mon frère aîné à l’école primaire. Je devais donc avoir quatre ans, et je vois mon père poser devant lui un livre, dont il déchiffre lettre à lettre le titre : T.I.N.T.I.N. Je suis d’une famille d’enseignants, et j’ai toujours eu accès aux livres, sans que j’aie mémoire de livres défendus. Plus tard, vers 15 ans, après un déménagement, mon père m’a donné carte blanche pour ranger sa bibliothèque. Tout à coup, je me suis retrouvé devant des centaines de livres pour lesquels il fallait trouver un classement. Problème insoluble, car pour la plupart, je ne les avais pas lus, et c’est moi qui devais les retrouver quand mon père me les demandait. Depuis, les livres ont toujours pour moi des affinités de format, de collection, d’époque, d’origine, ou des liens plus mystérieux, qui me permettent de mettre la main sur eux. J’ai en grande partie une mémoire visuelle des livres.
Quels sont les auteurs que vous découvrez à ce moment-là ?
Mes premières vraies lectures, vers 13-14 ans, ont été en poésie classique : Villon, Rutebeuf, Ronsard, Hugo… Et La chanson de Roland, que mon père me présentait comme un « chef-d’œuvre », c’est-à-dire un livre dont tout le monde parle et que personne n’a lu. Je l’ai pris comme un défi, ce fut une révélation : l’ancien français a été comme une seconde langue maternelle. De là ma passion pour le Moyen Age, et mes études de philologie romane. En rhétorique, j’ai découvert les pièces noires d’Anouilh, que j’avais toujours pris pour un auteur de divertissement, et qui me parlait de l’impossibilité d’être au monde. J’ai dévoré à sa suite le théâtre du XXe siècle. Parallèlement, je traversais les siècles en poésie, jusqu’à Mallarmé, qui a provoqué un bouleversement intérieur que j’ai tenté d’exprimer dans Le Mysticisme athée, ou Saint-John-Perse, qui m’a appris que la poésie était au-delà des livres.
Cette fréquentation des livres, notamment des ouvrages anciens, jalonne votre parcours.
Oui ! Un autre moment important est lié à ma marraine qui était conservatrice du fonds Ulysse Capitaine à la bibliothèque des Chiroux de Liège. Après mes études, elle m’a demandé de la seconder dans la rédaction de fiches descriptives. J’ai eu là, entre les mains, des dizaines d’ouvrages des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, que je pouvais manipuler et qui ont déclenché chez moi cette passion pour le livre ancien. J’ai commencé à en collectionner : à l’époque, on en trouvait encore à des prix raisonnables. Cela dit, je n’ai pas dû beaucoup l’aider, car je dévorais les livres sans pouvoir les lire en diagonale ! C’est de cette matière qu’est née l’Histoire de la pudeur. Il y a eu aussi les cours de codicologie[2] de Jacques Stiennon : nous étions deux étudiants, dans la réserve précieuse de l’université. Tout cela a développé chez moi ce rapport tactile aux livres : un parchemin, pour moi, c’est d’abord le côté poil et le côté chair, ou le coup de corne qui a laissé un trou dans le cuir de la vache. De même, j’aime lire dans les pas de quelqu’un ! J’adore les exemplaires annotés, aux pages cornées, preuves que le livre a vécu. J’ai même une collection de marque-pages retrouvés dans les vieux livres.
À quel moment a lieu le passage de la lecture à l’écriture ?
Tout petit, j’étais considéré comme le poète de la famille. On me demandait de chanter lors des réunions familiales. Mais vers 14 ans, à la découverte de Ronsard et d’Hugo, j’ai écrit des poèmes que je ne voulais plus montrer : c’est un réflexe normal d’adolescent, mais pour moi, ça a signifié quelque chose. Je savais que le jugement des autres pouvait me faire mal, l’acte d’écrire avait un enjeu. À l’université, j’ai rédigé des débuts de romans, des nouvelles que je ne montrais pas non plus, puis que j’ai publiés sous pseudonyme. L’écriture restait liée au secret. Ce n’est qu’en arrivant à Paris que j’ai appris que l’écriture pouvait être un métier. Pendant longtemps, mon écriture a été dépendante de mes lectures, surtout en poésie, et c’est pour cela que je ne me considère pas comme poète, même si la poésie continue à occuper pour moi la première place en littérature. Comme les peintres qui ont commencé par copier les maîtres, j’ai fait mes gammes en écrivant des pastiches de Villon, de Ronsard ; j’ai même écrit en ancien français et en latin ! (rires). En prose, en revanche, j’ai eu assez vite l’impression d’écrire ce que je ne trouvais pas dans mes lectures et donc d’y chercher un rythme propre. Cela ne m’empêche pas de faire référence à des auteurs dont je me sens complice : Voltaire, dans Le Frère à la bague, Cros, Rimbaud ou Lautréamont dans Sherlock Holmes et le secret des lettres[3]. Comme j’ai été nourri de livres, parler de moi, c’est parler de livres, c’est me promener dans la mémoire des livres qui me sont chers.
« La bibliothèque procède par densification »
En parcourant votre œuvre, on est frappé par l’image récurrente du lieu clos, de la retraite. En cela, la bibliothèque personnelle pourrait-elle être envisagée comme un passage secret, un lieu où s’opérerait une transmutation entre les livres lus, assimilés et ceux qui restent à écrire ? Ce lieu où, comme le dit Georges Steiner, « les livres engendrent les livres ».
Votre comparaison me frappe. Bien que de manière différente, je dirais qu’à l’instar de l’écriture, la bibliothèque procède par densification. Les murs n’étant pas extensibles, je ne veux pas me laisser envahir par les livres. Au fil du temps, il ne reste que ceux qui comptent vraiment. Dans l’écriture, ma démarche est un peu similaire. Je recherche l’essentiel, à coup de ciseaux. La densité donne accès à l’unité. Si l’on veut fuir le nombre, le multiple, on a le choix entre l’addition et la soustraction. On peut additionner à l’infini sans jamais atteindre l’absolu. Vers le bas, en revanche, on arrive à une sorte de condensation dans l’unité : c’est là, entre l’un et le zéro, que l’on peut éprouver ce vertige qui nous ramène à l’infini. C’est ce moment de jaillissement qui m’intéresse dans l’écriture. Il n’arrive que lorsque chaque mot est nécessaire, parce qu’il est porteur de sens.
On pense à votre intérêt pour cet instant d’éclosion propre à l’expérience mystique, à cette notion de table rase qui est, vous l’écrivez, « un appel d’air vivifiant dans une chambre close ». Pourtant, à l’inverse, il y a chez vous cette soif de connaissances qui peut déboucher sur un sentiment de saturation. D’où ce va-et vient constant, notamment dans L’Arpenteur de mémoire, entre une mémoire livresque infinie et le retrait du personnage qui désapprend à lire. La bibliothèque dès lors vue comme l’instant du vertige ?
Pendant quinze ans, j’ai été critique littéraire. J’habitais déjà à Paris, dans une chambre de bonne qui a été très vite envahie par les livres. J’arrivais à ce paradoxe d’être entouré de livres que je n’avais pas choisis au détriment de ceux que j’avais aimés, et laissés à Liège. Mais j’ai toujours eu comme un tabou vis-à-vis du livre : le livre et le pain sont les deux choses qu’on ne jette pas. Alors j’en ai donné, à des bibliothèques, à des amis… C’était toujours douloureux. En cela, la bibliothèque peut être vue comme une conquête de l’espace, de la chambre de bonne au deux-pièces, et une quête du sens, pour la concentrer sur les livres qui me parlent. Pas seulement par leur contenu, mais parce qu’ils me rappellent un moment, une amitié, une expérience. Chaque livre présente ainsi sa propre justification dans ma bibliothèque. C’est ce qui explique le paradoxe que vous soulevez. Par rapport à l’expérience mystique, la table rase correspond à ce moment où l’on est tellement encombré par le monde que tout s’évanouit, éclate. Instants rares et précieux qui ont justifié ma vie, mais que je n’ai plus revécus. Je n’ai aucune nostalgie à ce sujet. Mais si la table rase consiste à retrouver le blanc, il y a deux façons d’y parvenir. Soit en éliminant les couleurs, soit en les additionnant toutes. La métaphore à la base de L’Arpenteur de mémoire est de cet ordre-là. Il ne s’agit pas d’érudition mirandolienne mais plutôt d’une somme de livres comme autant de sucs nourriciers, dans le ventre maternel qu’est la bibliothèque, qui constituent notre personnalité jusqu’à la naissance, c’est-à-dire jusqu’à l’écriture. Mais à ce moment-là, on peut naître vierge, après avoir tout oublié. J’écris sans me connaître d’influence, mais en sachant que j’appartiens à une lignée. Il s’agit là pour moi d’un processus distinct de l’expérience mystique, que j’ai éprouvée par la lecture, et qui suppose la perte de conscience. À l’inverse, l’écriture est un acte de pleine conscience, qui procure une sorte d’exaltation progressive, qui finit par donner au livre une autonomie propre. Dans tous mes romans, il y a au moins une page qui m’a échappé, qui est née du livre même, ou d’un instant d’oubli de soi. C’est pour cette page que j’écris.
« …la politesse de l’humour »
Il ne faut pas perdre de vue l’humour, la distance qui parsèment vos textes. Je pense en particulier à la nouvelle Tourner la page de votre dernier recueil Le marchand d’anges [4], dans laquelle justement vous évoquez la bibliothèque de votre père et ce curieux personnage de Cornélius Farouk, sorte de fantôme hantant l’histoire de la littérature.
Oui, je pense que si l’on veut aller au plus près de l’idéal, il faut la politesse de l’humour. Quand on va au bout de l’expérience personnelle, il faut pouvoir en rire, imprimer une certaine distance. Il peut y avoir de d’humour chez Maître Eckhart, ou chez Beethoven, qui, paraît-il, achevait ses interprétations les plus émouvantes par un éclat de rire. Cornélius Farouk est un clin d’œil humoristique, et une complicité dont je laisserai à Michel Lambert le soin de dévoiler le mystère. Mais c’est un humour qui porte sens. L’important, pour moi, est le moment où en tant que lecteur, j’entre dans le livre que lit Cornélius. J’ai toujours cherché dans la lecture et l’écriture ces moments de confusion entre deux niveaux distincts de fiction, ces télescopages entre l’auteur et ses personnages. On en trouve chez Pirandello, bien sûr, chez Borges, ou dans La grotte d’Anouilh, lorsque l’auteur finit par prendre la place d’un personnage défaillant. C’est pour cela aussi que je me prête, dans des groupes littéraires, aux romans collectifs : j’aime prendre le personnage d’un autre et le faire évoluer dans mon imaginaire. C’est ma façon d’exprimer que le récit engendre le réel, et non l’inverse.
On imagine que vos ouvrages historiques exigent une méthode rigoureuse de prises de notes, de recherche. Comment travaillez-vous, comment utilisez-vous la bibliothèque ?
Pour ces livres-là, je travaille presque exclusivement en bibliothèque extérieure, à la Bibliothèque Nationale principalement, parfois à l’Arsenal. J’ai besoin d’une documentation trop rare que pour me contenter de mes collections. Au début, j’ai commencé avec des fiches manuscrites. A présent, je travaille surtout sur ordinateur : je n’ai plus peur d’ajouter des notes, de bouleverser mon plan, d’intégrer des anecdotes… Et puis, je peux conserver en mémoire des passages retirés, qui me serviront pour un autre livre. Bien sûr, il n’est pas question de crayonner sur les livres de la BNF. Alors je me suis constitué un code par couleurs dans mes prises de note. J’écris en noir, mais une citation vérifiée sera en bleu ; le rouge signifie que je dois encore contrôler l’orthographe ou les références, le vert, que je couperai le passage à la publication… Quand tout le texte est en bleu, le livre touche à sa fin. C’est simple ! (rires). On ne peut plus éviter Internet pour la recherche. Avec des sites comme Gallica2, The Latin library ou Hodoi elektronikai, on dispose d’une incroyable bibliothèque en un volume minimum. Mais tout doit être vérifié sur une édition papier. De même pour mes ouvrages personnels : les bibliothèques se démodent très vite, on n’a jamais la dernière édition d’un ouvrage.
Avez-vous l’habitude d’annoter les livres ?
De moins en moins. Quand j’étais jeune, j’annotais beaucoup au crayon mais cela s’efface au fil du temps. On change aussi d’opinion et je ne suis pas toujours fier des notes que j’ai pu inscrire dans les marges des livres ! Parfois, il s’agit d’un simple point d’exclamation. Longtemps, je relevais aussi des citations pour les dictionnaires d’allusions que j’ai publiés. Aujourd’hui, il m’arrive encore de cocher un passage, mais rarement de commenter. Cela me sert surtout à retrouver des citations pour les notes de lectures que j’ai mises sur mon site Internet. J’utilise alors des codes : ligne droite pour une citation, ondulée pour une idée principale, en pointillés pour une idée secondaire…
Distinguez-vous dans l’utilisation de votre bibliothèque, une pratique diurne (liée au travail, à l’étude) d’une autre plus nocturne (liée à la rêverie, à l’imaginaire) ?
Je passe rarement d’un livre à l’autre. Lorsque je rentre dans un livre, j’aime y rester jusqu’à la fin. En revanche, il y a les livres de métro et ceux de soirée. Je reste un grand lecteur de poésie, mais je n’imagine pas lire Werner Lambersy dans le bus. Pour les auteurs que j’apprécie, je ne prendrais pas le risque d’une lecture hachée. Ce qu’on attend d’un livre, c’est la surprise, et on ne peut être surpris n’importe où et n’importe comment. Je ne lis jamais au lit non plus, je m’y sens mal à l’aise. En revanche, il arrive que certaines émotions de lecture me poussent à me relever, à marcher le temps de laisser retomber l’exaltation. Moments rares, intenses, qui justifient soudain tant de lectures sans intérêt.
Avez-vous adopté un classement particulier pour votre bibliothèque ?
Première chose, j’ai des livres dans toutes les pièces, sauf dans les toilettes, je déteste ça ! (rires). J’ai plusieurs types de classement selon le type d’ouvrages : littérature, livres de loisirs, usuels, livres professionnels pour les cours d’iconologie que je donne, etc. Pour la littérature, un classement alphabétique. Pour les essais, des regroupements thématiques : histoire, art, spiritualité… Peu d’essais littéraires, je n’aime pas savoir pourquoi j’écris. Enfin, un classement que j’appelle « alpha-merdique » où les livres changent de place, se répondent et s’assemblent par affinité, selon l’humeur, les souvenirs auxquels ils sont liés. C’est là que finissent par se retrouver les ouvrages qui me sont chers, comme un saint des saints qui échappe au classement. Un rayon de poésie, avec le premier livre acheté avec mon argent de poche, un Ronsard. Plusieurs planches consacrées à l’art, à la géographie médiévale… En peinture, en dehors de l’art médiéval, beaucoup de symbolistes, Khnopff, Moreau, Redon, Rops… Quelques planches de livres anciens : J’ai un plaisir particulier à lire César dans une édition du XVIe siècle ou Horace dans une édition du XVIIe. Le même qu’à lire des manuscrits reproduits à l’identique, comme ce Psautier d’Utrecht que je me suis fait offrir pour mes 50 ans. Et puis, un rayon symboliquement important pour moi avec les livres fondateurs : le Mahâbhârata, le Kalevala, Gilgamesh, et bien sûr Maître Eckhart, qui s’est retrouvé plus près de la Bhagavad-Gîtâ que de la Bible.
Pour la littérature contemporaine, j’ai tout un pan dans le couloir. Ce sont de plus en plus des livres d’amis, la Nouvelle Fiction se taille la part du lion : Frédérick Tristan, François Coupry, Sylvain Jouty, Marc Petit, Hubert Haddad, Georges-Olivier Châteaureynaud… J’ai des amis très prolifiques, et je leur rends la pareille ! La littérature étrangère est rangée avec la littérature francophone, Belges et Français réunis. Je déteste les ghettos. De même, je n’ai pas le fétichisme de la dédicace. Tout est rangé ensemble.
Prêtez-vous vos livres ? Si vous deviez en choisir trois, lesquels ne prêteriez-vous pas ? Soit que vous les jugiez trop mauvais, soit de peur qu’on ne vous les rende pas ?
Cela m’arrive parfois mais je conseille rarement la lecture de tel ou tel ouvrage. En revanche, j’aime qu’on me fasse découvrir un auteur. Trois livres à ne pas prêter ? Vous êtes dur ! Il y en a un que je garde parce qu’à partir d’un certain point, la médiocrité devient fascinante. Je ne dirai pas lequel, bien entendu, mais pour un auteur de dictionnaires d’allusions, c’est une mine de lieux communs. À l’autre bout, il y a ce livre blanc, qui n’est pas un cahier, mais une maquette de livre : c’est pour moi un des nœuds de ma bibliothèque, comme la petite pointe de l’âme dont parle maître Eckhart. Je ne vous dirai pas que je le lis souvent, mais il me tombe régulièrement sous la main, comme pour me rappeler que le néant est au cœur de toute chose. Et puis un livre à lire : le Kalevala finlandais. J’en ai trois traductions, et je n’en prêterai aucune, parce que c’est pour moi un livre d’évidence, auquel je reviens régulièrement.
Rony Demaeseneer
1] Jean Claude BOLOGNE, L’Arpenteur de mémoire, Paris, Fayard, 2002
[2] Science qui a pour objet l’étude matérielle des manuscrits (ndr)
[3] Jean Claude BOLOGNE,Le frère à la bague, Paris, Ed. du Rocher, 1998, et Sherlock Holmes et le secret des lettres, Paris, Ed. du Rocher, 2003
[4] Jean Claude BOLOGNE, Le marchand d’anges, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2008
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°156 (2009)