Luc Dardenne, Au dos de nos images 1991-2005

Jacqueline AUBENAS (dir.), Luc et Jean-Pierre Dardenne, Commissariat général aux Relations internationales – Ministère de la Communauté française de Belgique, 2008
Luc DARDENNE, Au dos de nos images. 1991-2005, Seuil, coll. « Essais », 2008

aubenas luc et jean pierre dardenneLes grandes histoires obéissent souvent à un schéma simple. En ce sens, celle des frères Dardenne est exemplaire. Trois temps, trois mouvements, trois approches du cinéma. Thèse, antithèse et synthèse. Premier temps : les documentaires, la vidéo militante, l’expérience théâtrale avec Armand Gatti. Avec à la clé un relatif constat d’échec. Deuxième temps : la fiction « classique », Falsch et surtout Je pense à vous. Nouveau constat d’échec, mais pour des raisons différentes : compromis esthétique, contraintes institutionnelles, machinerie trop lourde. Troisième temps : les films de la maturité, de La promesse au Silence de Lorna. Au prix d’une remise en question fondamentale de leur manière de travailler, ils réalisent les films qu’ils ont envie de faire, dans les conditions où ils ont envie de les faire.

Cette fois, les Dardenne ont trouvé leur voie, qui leur vaudra la reconnaissance internationale. Aux nombreux commentaires que leur œuvre a suscités, il manquait un livre de synthèse, qui la remette en perspective et en aborde tous les aspects. C’est chose faite avec l’ouvrage collectif qui vient de paraître sous la direction de Jacqueline Aubenas, simplement intitulé Luc et Jean-Pierre Dardenne. Suivant l’ordre chronologique, il retrace leur itinéraire depuis l’enfance sur les hauteurs d’Engis, marquée par un père autoritaire et tenant d’un « catholicisme social », jusqu’aux palmes, smokings et tapis rouge de la Croisette. On y trouve aussi bien des analyses de films, pris individuellement ou regroupés autour d’un thème, que des entretiens avec les divers intervenants (cadreur, directeur photo, ingénieur du son, décorateur, monteuse, producteur, comédiens et, bien sûr, réalisateurs). Sans oublier une fiche technique détaillée pour chaque production, ainsi qu’une bibliographie très complète. Ajoutons encore une iconographie particulièrement riche (plans de films, photos de plateau, documents d’archives) et, dans un format à l’italienne, une présentation sobre et élégante, ainsi qu’il convient à son objet.

Parmi les sujets traités, certains reviennent avec une fréquence particulière. Thèmes issus de la tradition judéo-chrétienne (la faute, le rachat, le pardon), mais débarrassés de leurs connotations religieuses. Trame mélodramatique, mais un « mélodrame sans larmes », selon la formule de Carole Desbarats, où la présence du mal n’est pas éradiquée, sans le manichéisme inhérent à ce genre. Rareté de la parole, compensée par la présence insistante des corps, tantôt statiques (les fameux plans de dos sur Olivier Gourmet dans Le fils), tantôt saisis d’une sorte de frénésie (la non moins fameuse scène introductive de Rosetta). Présence aussi des objets qui, à défaut de communication verbale, servent de moyen d’échange entre les personnages, et des gestes, en particulier les gestes du travail, de l’apprentissage d’un métier. Présence encore des paysages, filmés en dehors de tout pittoresque, dans un resserrement progressif du champ visuel.

Les entretiens apportent un éclairage complémentaire et nous font pénétrer au cœur de la « méthode Dardenne ». On en connaît les grandes lignes : équipe technique réduite et stable ; maîtrise de la production ; lente gestation de l’histoire, sans intervention d’un scénariste de métier ; comédiens peu connus ou non professionnels ; préparation minutieuse s’étalant sur plusieurs mois (repérages, casting, répétitions) ; filmage dans la continuité ; possibilité de refaire des scènes insatisfaisantes ; utilisation du son direct et absence de musique d’accompagnement ; discrétion absolue vis-à-vis des médias. Une discrétion qui est aussi de mise au moment du tournage. Les Dardenne parlent peu avec les acteurs : aux discussions sur la psychologie des personnages, ils préfèrent s’en tenir à des indications physiques, passent des heures à choisir un vêtement ou un accessoire, à trouver un geste, une position du corps. Toujours le besoin de se reposer sur du concret.

Cette évolution dans leur manière de travailler s’accompagne d’un changement radical de point de vue. Ce que Florence Aubenas, parlant de La promesse, résume ainsi : « L’époque n’est plus à changer le monde. Il [Igor] va changer de monde. » On pourrait en dire autant des autres films : pour tous les personnages, il s’agit, à des degrés divers, de « changer de monde », de (re)trouver un travail, un statut social, une dignité humaine. Le travail des Dardenne consiste en une lente décantation, une exigence à la limite du perfectionnisme. Tout ce qui n’est pas absolument indispensable est éliminé sans états d’âme. Comme l’écrit justement Nathalie Flamant : « S’il fallait résumer leur démarche à un seul mot, ce serait probablement celui-ci : élaguons. »

dardenne au dos de nos images IComme un bonheur ne vient jamais seul, ressort simultanément en édition en poche le livre de Luc Dardenne, Au dos de nos images, paru aux éditions du Seuil en 2005. Un livre qui se caractérise par le même mélange d’indications très concrètes et de considérations abstraites, philosophiques ou littéraires. On y suit pas à pas, sous la forme d’un journal de bord, le long et difficile accouchement des films, jalonné de discussions entre les frères, de remises en question incessantes, de pannes d’inspiration et d’éclaircies soudaines. Un témoignage irremplaçable, qui nous fait pénétrer dans l’intimité de deux grands auteurs. Et dont les leçons d’humilité, d’exigence, d’intelligence s’adressent non seulement aux cinéastes et aux cinéphiles, mais à tous ceux qu’intéresse le travail de la création.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)