Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine

C’est ainsi que les hommes peuvent vivre

Luc DARDENNE, Sur l’affaire humaine, Seuil, 2012

dardenne sur l'affaire humaineIl est toujours difficile de présenter sans le trahir un texte à vocation philosophique ; davantage encore s’il ne se présente pas comme un traité compact et suivi mais se construit pas à pas, selon le cheminement d’une réflexion qui s’affine à mesure qu’on y retourne. Ainsi devons-nous aborder le dernier livre de Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine, comme une suite de questionnements majeurs qui, pour être constants, ne sont jamais définitifs. L’auteur expose très exactement ses motivations et sa démarche dans une lettre à son éditeur, Maurice Olender, directeur au Seuil de la collection « La librairie du XXIe siècle », que nous pouvons lire en avant-propos au présent ouvrage : « Chaque moment d’écriture achevé devenait une nouvelle nourriture que mon esprit se devait de tourner et retourner, mâcher et remâcher, m’emportant ainsi dans une rumination de questions, d’énigmes de plus en plus obsédantes, assiégeant sans relâche ma vie d’éveillé et d’endormi. » Cette nécessité de s’interroger, Luc Dardenne l’a éprouvée en essayant de comprendre le vécu d’un gamin solitaire et abandonné, en regard de cette faculté qu’a une femme d’apaiser la violence et la peine : ces détails de comportements si bien saisis dans le film Le gamin au vélo (2011), réalisé avec son frère. Le texte va apprivoiser ces obsessions, les exposer clairement en une succession de paragraphes, de longueur variable selon le motif, répartis en douze chapitres. Il sera d’autant plus agréable à découvrir qu’il suit de près une sorte d’enquête intérieure et qu’il suffit dès lors au lecteur de se laisser guider par l’auteur, selon ses interrogations personnelles, nombreuses, répétées, et les réponses multiformes qu’il tente d’y apporter.

Tout commence avec le désir fou d’éternité inhérent à l’être-homme, aussitôt battu en brèche par la certitude de la limite de toute humanité. Il faut vivre avec cet écartèlement, cette contradiction imparable et assimiler que le fait de naître revient fondamentalement à être séparé de l’éternité. Dans l’instant et non dans le non-temps, vivre ne va pas de soi. La peur de mourir, « peur panique », dira souvent l’auteur, conduit à se confronter avec le sentiment de rétrécissement forcé. Est-on seul dans cet état ? Survient alors la question de « l’autre », lui qui peut se manifester par effraction et susciter un désir de destruction. Or vouloir vivre, aimer vivre n’est possible que si on est aimé, car seule la relation d’amour absolu avec un autre permet à l’être humain de s’aimer et apaise en lui la peur de mourir. Cette relation a un double effet et elle est réciproque : à son tour l’être aimé aimera et aidera l’autre. Cette relation nécessaire à l’autre, qui répond au besoin d’appartenance à un groupe, est la constatation de base qui conduit l’auteur à mettre en avant le modèle de la démocratie et ses valeurs. Ce qui implique la condamnation du désir (a fortiori de l’affirmation) de puissance qui n’est que le retournement pervers de la peur.

Luc Dardenne est à son meilleur lorsqu’il s’emploie à argumenter en faveur de la démocratie, selon la formule éprouvée de la « défense et illustration » de celle-ci. Démontrant qu’elle se fonde sur le lien de bienveillance, de compassion et de sympathie indispensable à la vie, il justifie pleinement la nécessité d’une morale qu’il affirme et institue du même coup source de joie. Bonheur peut-être ? Une autre réflexion majeure de l’auteur est la question de l’enfant : donner naissance reviendrait à programmer sa mort ? Selon Luc Dardenne, c’est au contraire une autre façon d’oublier (de néantiser ?) la peur de mourir.

Rien de tout cela n’est acquis d’avance et relève d’une éducation, celle que l’on reçoit, que l’on se donne et que l’on transmet, dans le meilleur des cas. Certaines passerelles ou balises peuvent faciliter l’élan vers autrui, vers l’amour, vers la vie. L’art, par exemple, et c’est alors le cinéaste qui modestement s’expose en fin de livre. Son message présent, délivré en mots simples et ouvert à tous, est cependant nourri des références les plus autorisées, aux grands philosophes qui l’ont marqué et aux écrivains qui ont si bien formulé les mêmes questions obsédantes. Mais c’est aussi celui d’un humaniste, comparable à ces « écrivains de bonne volonté », prosateurs français de l’entre-deux-guerres, hommes de cœur, préoccupés du sort de leurs semblables et soucieux de partager leur réflexion avec le plus grand nombre.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)