L’information fantastique
Alain DARTEVELLE, Duplex, Naturellement, coll. « Fictions forces obscures », 1999
Pour parler de Duplex, le huitième roman d’Alain Dartevelle, auteur connu dans le domaine de la science-fiction et de la littérature pour la jeunesse, le critique peut emprunter plusieurs voies. Une première possibilité consiste à le décrire comme un roman d’aventure fantastique et palpitant. Le héros-narrateur, Clarence Albedo, est un agent au service du Réseau Joy qui a pour vocation de libérer les femmes de la prostitution en réservant leur triste rôle à des robots plus vrais que nature (l’un d’eux ressemble d’ailleurs à Lady Di). Évidemment, cela ne plaît pas à la mafia de la chair fraîche, qui pirate le Réseau : les poupées se mettent à exploser en pleine action dans différents coins de la planète. Clarence Albedo a pour mission de déjouer les plans de la Rama, la plus importante filière de prostitution asiatique. Son combat le fera voyager de Bruxelles à Pékin en passant par Stamboul et, bien entendu, par Bangkok.
Mais il est tout aussi légitime de présenter le même livre comme une sorte de parodie littéraire du roman d’aventure, un peu à la manière de Jean Echenoz, l’essentiel n’étant alors pas dans le récit, mais dans la manière dont il est traité. L’auteur se plaît en effet à des descriptions qui écartent le lecteur de l’action, il passe d’un ton argotique (mézigue pour moi) à un langage châtié (diantre !), il remplace ça et là le « je » par le « il » et laisse parfois la place à un « tu ». De plus, il n’hésite pas à insérer discrètement des jeux de mots dans le texte (le bus « démarre sur le champ, ou plutôt le tarmac »). Enfin, le héros, tout en étant agent du Réseau, est écrivain et le livre qu’il est en train d’écrire s’appelle justement Duplex… Des extraits nous en sont donnés régulièrement en cours de récit, comme pour brouiller les pistes, et l’écriture jouera, in fine, un rôle dans l’intrigue elle-même. Le critique peut également insister sur la vision du monde que suppose le roman. S’il fait ce troisième choix, il ne pourra éviter de se montrer subjectif. Il dira ainsi qu’il a trouvé très intéressant l’emploi que fait le romancier de l’actualité journalistique : les nouvelles du monde bruissent partout autour du héros dans un grand désordre qui en tue le sens. Quant à l’impertinence, envers lady Di ou quelques autres grands de ce monde, il est permis de la trouver réjouissante. Par contre, le regard hautain que porte le narrateur sur les pays exotiques et sa conception de la sexualité sont moins sympathiques. La fable des poupées mécaniques a quelque chose de veule, voire de dégradant. Elle fait de la sexualité masculine une affaire de besoin plus que de désir, de satisfaction bestiale plus que de plaisir. Aussi, la perspective la plus intéressante, pour parler de Duplex, concerne-t-elle la notion de fantastique. Comme on sait, pour qu’il produise pleinement son effet, le fantastique doit surgir d’un contexte réaliste. Il faut que le lecteur ait l’illusion d’évoluer dans un monde habituel pour que l’anormal le prenne à la gorge (sinon, on quitte le fantastique pour la fantaisie pure, ou pour un type de poésie dans laquelle excelle, par exemple, Nicolas Ancion). Or Alain Dartevelle produit cet effet de réel d’une façon à la fois originale et convaincante : par la multiplication d’informations véritables, appartenant à notre passé récent collectif, que le narrateur découvre en lisant le journal à chaque occasion. Qui plus est, le fantastique apparaît d’abord précisément à travers ces informations : de légères distorsions temporelles s’y glissent, discrètement d’abord, puis de manière de plus en plus insistante. Dans la foulée, les poupées deviennent difficiles à différencier des humains, tandis que le héros-narrateur perd petit à petit ses marques au point de ne plus savoir vraiment qui il est. Il se dédouble, en quelque sorte : Duplex est donc un roman aux multiples facettes, tant dans le récit qu’il contient que dans les commentaires qu’il appelle…
Laurent Demoulin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°109 (1999)