Fugue pour train d’enfer
Alain DARTEVELLE, La chasse au spectre, L’âge d’homme, collection « La Petite Belgique », 2014
Comme de coutume à la lisière de plusieurs mondes, Alain Dartevelle signe, avec cette Chasse au spectre, un récit à la fois lyrique, érotique, policier, fantastique, sociologique, brindezingue et psychologique. Le narrateur principal répond au nom fleuri de Zéphyrin Lux. Il est journaliste au Crépuscule et voyage à bord du Ferrovia, long convoi improbable qui dévore l’espace terrestre et qui selon lui, se confond « avec l’image d’un fauve quand il s’élance, corps tendu dans les airs pour crever d’sa gueule écumante le cercle enflammé que présente une dompteuse, ou bien le sexe béant d’ma Regina chérie ».
Dans la succession de ses multiples wagons, le Ferrovia abrite un microcosme représentatif des diverses classes et fonctions d’une société joyeusement décadente. Depuis le coquet Panoramic (l’espace VIP) fréquenté notamment par les journalistes jusqu’aux antres puants de la plèbe, en passant par le Biblos (la bibliothèque), le bar ou le Tiroler (cabaret du wagon-spectacle où Regina Carnegie, la petite bête à plaisir de l’ardent Zéphyrin, lève la gambette). Voilà qu’une rumeur relayée par le Crépuscule et par son reporter-vedette fait état de la présence dans le convoi d’un spectre tueur qui aurait déjà fait plusieurs victimes quotidiennes. Non content de suivre les événements comme l’atteste le récit consigné au fur et à mesure dans le Rego, l’enregistreur qui ne le quitte jamais (ce qui justifie, dans le texte, les élisions du langage parlé), Zéphyrin entend aussi les précéder pour faire frissonner ses lecteurs et enfoncer les concurrents de L’Aube, avec la bénédiction de M’sieur Gruber, son irascible patron de presse. Parallèlement l’inspecteur Tabellion, bouffarde au bec, enquête autour des cinq cadavres déjà évoqués par le récit mis en conserve par le Rego et où figure l’annonce d’un nouveau crime du spectre. Alors que la peur plane sur le convoi, Zéphyrin bien décidé à confondre cet ectoplasme encombrant quitte le Panoramic pour parcourir la longue suite de wagons (« se taper Ferrovia dans le sens de la marche et selon la logique de ces mises en abyme que je trouve épatantes, globe-trotter amateur qui visite les rames comme autant de cellules d’un univers clos qui est tout l’univers »). C’est pour lui l’occasion de décrire la vie végétative qui règne dans les odeurs méphitiques des wagons plébéiens ou de détailler certains rayons du Biblos où l’on devine le regard de Dartevelle posé au dessus de l’épaule de Zéphyrin pour évoquer des titres et des écrivains qui attestent son éclectisme. Des albums de sciences naturelles, L’Antichambre de Mirbeau, ou le Daphnis et Chloé du romancier grec Longus jusqu’à L’Ange à la fenêtre de l’Occident du « divin Meyrink ». Sans oublier les grands initiateurs du fantastique et du policier. Comme dit le Rego : « Tant de livres qu’il suffit d’ouvrir comme les cuisses des filles, pour que surgisse le plaisir… ». Mais le plaisir sera de courte durée : le spectre frappera de nouveau à minuit. Et Dartevelle aussi frappera fort pour qu’in fine le train fou retombe sur les rails d’une réalité ébouriffante et « que la lumière soit » avec le concours de l’énigmatique commissaire Tabellion que l’issue secoue d’un « énorme rire ».
Maître de l’insolite, Dartevelle l’est aussi d’un style fulgurant qui emporte le lecteur comme un autre train fou. A la mesure – forcément – des sept cassettes du Rego ainsi décrites : « sept petits torrents verbaux qui roulent dans leurs remous passions et rancœur, saturés des accents d’une voix insensée, mais, entêtée à aller de l’avant, à frayer son chemin dans l’immobilité du monde ». Tout cela émaillé de propos et de situations qui n’épargnent pas les disgrâces et les aberrations d’une société qui n’aurait rien à envier au Ferrovia. Sans préjudice d’un érotisme allègrement descriptif où la capiteuse Regina (qui, pour cause d’ éventrement n’aura pas l’occasion de découvrir la fin du livre) tient la vedette avec ses multiples et savoureux attributs de même que la sexualité convulsive de Zéphyrin Lux dont les érections sauvages et autoproclamées inspirent notamment à l’auteur une tirade des zizis à rendre pareillement jaloux Edmond Rostand et Pierre Perret. Serait-ce pour jeter un manteau de joviale exubérance sur les désordres, délires et autres misères du monde, si présents dans les couloirs de ce livre moins fantasque qu’il n’y paraît et hanté, en fait, par de nombreux spectres ?
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°182 (2014)